AfficheRelèveok1Compte-rendu – Conférence d’ouverture du 13e Colloque de la Relève VRM par Emmanuel Ravalet

« Ce qu’il y a de « comics » dans les mobilités liées au travail… »

26 mai 2016

À la salle multifonctionnelle de La Cenne
7755, rue Saint-Laurent, suite 300, Montréal
Auteure : Maude Cournoyer-Gendron

Mise en contexte

Le 26 mai dernier Emmanuel Ravalet, chercheur au Laboratoire de Sociologie urbaine de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, nous a fait part d’un projet de recherche sur les grandes mobilités liées au travail et de la diffusion des résultats de la recherche qui a été faite, notamment, sous la forme d’une bande dessinée.

« Il est 6 heures et 9 minutes. Martin fixe le réveil. Accoudé dans son lit, il attend la sonnerie avec amusement. L’objectif est de l’éteindre en moins d’une demi-seconde. C’est sa manière à lui de se prouver qu’il maitrise le temps. À 6 heures et 10 minutes, la sonnerie est censurée avant même qu’elle n’ait pu s’exprimer. Il se dirige tranquillement vers la salle de bain, où ses vêtements de la journée l’attendent depuis la veille. Dans la cuisine, Martin allume son smartphone sur le planning de la semaine. Assis sur sa chaise, il est déjà sur la route : Nantes, Rennes et Lyon via Paris. Commercial depuis 26 ans et 10 mois, dans les chaussures depuis 17 ans, Martin est un as du Nubuck, le roi du cuir lisse et du talon compensé. »

C’est un extrait de texte rédigé à la fin de la recherche dans le but de diffuser les résultats de façon originale et non pas seulement par article, une demande d’un des bailleurs de fonds des volets français et suisse, le Forum vies mobiles.

D’abord pensée sous la forme de texte, cette diffusion originale de la recherche a finalement pris la forme d’une bande dessinée.

Mais qui sont les grands mobiles?

Le phénomène de la grande mobilité liée au travail ne se limite pas à la notion de transport et touche plusieurs autres aspects, et c’est ce qui a fait la richesse de cette recherche, selon Emmanuel Ravalet.

Les « grandes mobilités liées au travail » font référence à trois éléments dans le cadre de cette recherche. Un seuil temporel a été choisi plutôt qu’un seuil de distance pour définir une situation de grande mobilité liée au travail.

  • Une pendularité de longue durée – au moins 1 heure pour l’aller seulement
  • Une absence fréquente du domicile principal – faire le trajet au moins 3 jours par semaine (notion de télétravail)Ravalet

Une relation de couple à distance – gens qui habitent à plus de 100 kilomètres l’un de l’autre, à cause de leur travail.

Cela signifie, pour les grands mobiles, plus de deux heures dans les transports par jours, plus de 60 nuits par an à l’extérieur du domicile principal.

D’emblée, on peut penser à la figure du grand mobile incarnée par George Clooney dans le film « Up in the air », soit un homme entre 40 et 50 ans qui vit bien cette mobilité, mais cette généralisation ne représente qu’une partie des grands mobiles rencontrés.

Les objectifs de la recherche étaient de voir le rapport à l’espace et au temps par ces grands mobiles dans un contexte où peu de temps est passé à la maison et au travail amenant un défi d’articulation entre vie professionnelle et vie privée; de voir la relation entre mobilités de longue distance et ancrage territorial; et de regarder quels sont les impacts de cette mobilité, des points de vue physique, familial, social, professionnel, etc.

Méthodologie

Cette recherche s’est déroulée en plusieurs phases, sur une dizaine d’années, avec des dizaines de chercheur.e.s de 6 pays (France, Suisse, Espagne, Allemagne, Belgique, Pologne).

Une première enquête a été faite entre 2006 et 2010 auprès de plus de 7000 personnes dans les six pays. La seconde phase a été faite de 2010 à 2014 en Allemagne, Espagne, France et Suisse afin de réaliser une analyse longitudinale dans ces pays. Enfin, un volet qualitatif s’est ajouté à cette enquête avec des entretiens et le recours aux photographies, pour les volets français et suisse.

Quelques résultats

Sont-ils nombreux ces grands mobiles?

Il apparaît que 16 % des ménages sont concernés par la grande mobilité (pour l’Allemagne, la France, la Suisse et l’Espagne) en 2011, alors que cela s’élevait à 21 % en 2007. L’étude longitudinale a permis de voir la diminution phénomène avec l’avancement dans le cycle de vie. Il faut toutefois souligner la spécificité de la Suisse, où l’avancée dans le cycle de vie ne signifie pas une baisse de cette pendularité.

Si seulement 16 % des ménages étaient concernés par le phénomène au moment de l’enquête, il demeure important puisque c’est environ une personne sur 2 qui a été concernée par une période de grande mobilité liée au travail à un moment ou à un autre dans leur vie.Ravalet2

Qui sont-ils?

Les grands mobiles sont composés de deux fois plus d’hommes que de femmes et dans le cas où un couple est composé de deux actifs, c’est systématiquement l’homme qui est en situation de grande mobilité.

Les grands mobiles sont aussi plus souvent ruraux, ce qui va dans le sens de l’hypothèse qui dit que l’ancrage justifie la grande mobilité. La grande mobilité serait alors un moyen pour éviter de déménager.

Tous les niveaux de revenu sont concernés par la grande mobilité et tous les niveaux de formation le sont aussi. Toutefois certaines personnes se retrouvent en situation de précarité, liée à l’emploi, au logement, au mode de transport, ce qui fait que la façon de vivre la grande mobilité n’est pas la même pour tout le monde.

Pourquoi recourir à la grande mobilité?Ravalet3

La grande mobilité était surtout perçue comme une façon de rester en emploi. La recherche montre qu’elle apparaît comme une nécessité, mais semble de plus en plus normale pour les personnes rencontrées. Dans le cas de l’enquête de 2011, un lien plus clair est fait entre la pénibilité de la grande mobilité et sa nécessité. La pénibilité est associée à une difficulté de maintenir un réseau social pour les personnes seules, et à une fragilisation des couples.

La motilité

La motilité fait référence à des aptitudes à se mouvoir. Emmanuel Ravalet parle de trois aspects : le pouvoir, le savoir et le vouloir qui font que les gens peuvent être de grands mobiles ou pas.

À partir de critères tels que l’accès à un transport rapide (autoroute, TGV, aéroport), les compétences liées à la mobilité, et les dispositions è la mobilité, une typologie de six groupes a émergé.

Les deux premiers groupes concernent ceux qui sont les deux extrêmes : les peu motiles et les très motiles. Le troisième groupe est celui où les personnes ne souhaitent pas être de grands mobiles, malgré leurs compétences. Le quatrième groupe

 

Groupe 1 Très peu motiles. Accès moyen au transport, compétences moindres.
Groupe 2 Forte motilité, bon accès au transport, fortes compétences. Principalement des jeunes hommes sans enfants, ancrage territorial plus faible
Groupe 3 Peu de désir de bouger, bon accès, bonnes compétences. Pourraient être de grands mobiles, mais choisissent de ne pas l’être
Groupe 4 Compétences liées au transport plus faible, accès moyen aux réseaux, mais fortement mobiles. Les personnes de ce groupe sont mobiles par nécessité, en raison de contraintes économiques et sociales.
Groupe 5 Bon accès au transport et compétences liées à la mobilité, et préfère une longue pendularité au fait de déménager. Va avec un fort ancrage territorial.
Groupe 6 Excellent accès, bonnes compétences, qui sont plus enclins à déménager qu’à faire un déplacement pendulaire long, ancrage territorial plus faible, principalement de jeunes hommes éduqués.

Conclusion et discussion

Emmanuel Ravalet conclut en nous parlant des deux côtés que sous-tend un projet de recherche, soit la partie exploration qui est en fait la construction de la démarche de la recherche et sa réalisation, ainsi que la partie exportation, qui est en fait la diffusion du travail de la recherche. La démarche suivie avec la publication de la bande dessinée a été, pour lui et pour l’équipe, une nouvelle forme de valorisation de la recherche. Cela a permis de prendre du recul et de partager les résultats à un public plus large. Ce fut un travail à la fois difficile et qui a pris du temps, il requiert des compétences qui ne sont pas souvent sollicitées en tant que chercheur. Au final, la question a été : tout ça pour quoi?

Cette démarche n’a pas été faite en vain. La vente de la bande dessinée a été un succès, plus de 6000 exemplaires vendus – nettement plus que si cela avait été un ouvrage scientifique!

La bande dessinée a eu une exposition médiatique importante, ce qui a fait que la BD a été beaucoup lue, et beaucoup lue notamment dans la sphère scientifique qui a trouvé cette démarche agréable et rafraîchissante. La médiatisation de la BD a aussi permis la médiatisation du projet de recherche, et les chercheurs ont été sollicités à participer à la sphère publique, notamment par les acteurs politiques.

Lors de la discussion, il a été souligné que cette recherche sur les grands mobiles est faite alors que les chercheurs eux-mêmes en sont souvent.

Il a été soulevé de faire la différence entre un déplacement de deux heures par train régional (RER) et par train rapide (TGV) qui offre des expériences différentes. Il existe effectivement des conditions de transport différentes qui viennent jouer sur la mobilité, et généralement, une condition sociale différente signifie des conditions de transport différentes, selon Emmanuel Ravalet.

Autrement, il a été souligné que le seuil de durée choisi pour définir ce qui est une longue pendularité (1 heure) apparaît peu dans le contexte de la région métropolitaine de Montréal. Emmanuel Ravalet mentionne que le choix de ces seuils a été difficile puisque même dans le contexte européen, il existe des différences; une difficulté qui est présente dans une recherche entre différents cadres territoriaux.

Une des spécificités territoriales apparues est le phénomène de la birésidence (avoir un pied-à-terre) qui est particulièrement marqué en Suisse. Dans ce cas, il existe plus de pendularités hebdomadaires que quotidiennes.

Emmanuel Ravalet termine en partageant une des zones d’ombres de cette recherche, c’est-à-dire les gens qui ont été perdus dans l’étude longitudinale : ceux qui sont partis. En effet, les coordonnées gardées après la première phase de la recherche étaient l’adresse et le téléphone fixe, ce qui fait que les personnes ayant déménagées, n’ont généralement pas fait partie de la 2e vague d’entretiens. Ce type de grande mobilité reste donc moins bien documenté dans la recherche.