Raconte-moi un terrain

Déterrer l’histoire des jardins afro-américains à Portland

Interview avec Nathan McClintock, professeur en études urbaines à l’INRS

 Mars 2021

 Par Valérie Vincent, professionnelle de recherche et coordonnatrice du réseau Villes Régions Monde

 

Vous avez entrepris une recherche portant sur l’histoire des jardins afro-américains à Portland, est-ce que vous pouvez m’en dire davantage sur cette recherche, son contexte et ses principaux objectifs ?

Lors de mes années d’enseignement à Portland, j’ai eu la chance de contribuer à plusieurs projets de recherche participative avec des groupes communautaires et c’est comme ça que j’ai rencontré Shantae Johnson et Arthur Shavers, deux intervenants qui ont démarré un OBNL en économie sociale. Leur projet s’appelle Mudbone Grown, c’est une ferme en agriculture urbaine dont les profits servent à gérer des programmes de formation. Ils visent le développement et la promotion du patrimoine agricole et culinaire afro-américain et l’idée est de mettre en valeur le travail de la terre et de susciter l’intérêt des jeunes. Ils sont aussi parmi des fondateurs du Black Food Sovereignty Coalition. Avec en tête les souvenirs de sa grand-mère et de ses proches, Shantae voulait vraiment étudier l’histoire des jardins afro-américains à Portland. Elle souhaitait ainsi stimuler la discussion et démontrer aux jeunes (et à tous) que cette histoire agricole existe.

C’est avec le soutien de la Portland State University – où j’ai enseigné pendant huit ans – et de la Fondation Antipode (un journal de géographie critique), que nous avons pu démarrer ce projet. Les objectifs étaient d’abord de retracer l’histoire de Green Fingers, un projet développé par une dame afro-américaine (Viviane Barnett) qui, de 1968 à 1982, a mis en œuvre un projet de jardins communautaires sur des terrains vagues dans le quartier Albina. Ensuite, nous voulions savoir si les politiques et les programmes municipaux avaient encouragé ou entravé le jardinage chez les afro-américains au fil du temps et finalement, si (et comment) le jardinage a contribué à l’autodétermination et à la cohésion de la population afro-américaine à Portland.

 

Portland, une ville de paradoxes

Il faut savoir que Portland est reconnue, sur le plan international, comme étant une ville « verte » et progressiste. Pourtant, c’est aussi une ville qui se gentrifie très rapidement et qui, comme un peu partout aux États-Unis, fait face au racisme systémique. Pour bien comprendre les racines de ce phénomène, il faut remonter dans le temps pour s’apercevoir que les logiques de la suprématie blanche sont inscrites dans l’ADN de l’État de l’Oregon. Dès la création de l’État en 1857, l’interdiction de propriété par la population afro-américaine, chinoise et polynésienne a été inscrite dans la constitution même. Ces gens ne pouvaient pas accéder à la propriété, c’était même illégal d’être noir en Oregon! Cette situation a perduré jusqu’aux années 1920, puis, progressivement, certains afro-américains des États du sud s’y sont installés et, plus massivement, suite à la Deuxième Guerre mondiale parce que plusieurs sont venus sur la côte ouest pour travailler dans les chantiers maritimes.

Il est donc important de prendre conscience de cette histoire pour comprendre pourquoi Portland est reconnue comme étant la ville la plus blanche des États-Unis; pendant une très longue période, les Noirs n’avaient tout simplement pas le droit d’y vivre. C’est une histoire choquante pour plusieurs personnes qui vivent aujourd’hui à Portland; d’un côté, c’est une ville progressiste perçue comme le vivier de la gauche étatsunienne et d’un autre côté, c’est une ville dont l’histoire est marquée par le racisme et l’exclusion sociale. 

Le quartier Albina est considéré comme le cœur historique du Portland noir. C’était en fait un ghetto pour la simple et bonne raison que la population afro-américaine n’avait pas l’autorisation de s’installer ailleurs. C’est là que la culture afro-américaine de Portland s’est enracinée, mais comme c’est le cas pour à peu près tous les quartiers noirs des États-Unis, c’est aussi là que se sont produits plusieurs grands projets de réaménagement dans les années 1950-1960 : démolition, construction d’autoroute, etc. Une vague de désinvestissement, puis, une vague de gentrification ont suivi; toute l’histoire des Noirs à Portland est marquée par une suite d’exclusion et de délocalisation – mais aussi de résistance.

Quelle a été la démarche méthodologique entreprise pour répondre aux objectifs cités ? Avez-vous rencontré des obstacles?

Nous avons choisi de réaliser le projet en deux volets. De mon côté, je me suis davantage intéressé au volet archivistique pour mieux connaître l’histoire de Green Fingers, le projet lancé par Viviane Barnett. De leur côté, Shantae et Arthur se sont penchés sur le volet « histoire orale » en recrutant des ainé.es qui ont pratiqué l’agriculture urbaine dans les années 1960 et 1970. J’aurais voulu participer à ces entretiens, mais en même temps, en tant qu’homme blanc, je ne souhaitais pas être un obstacle à leurs conversations et j’ai préféré m’exclure de ces entretiens. Il faut dire qu’ils ont aussi beaucoup plus de connexions avec le milieu que moi.

Sur le plan archivistique, j’ai trouvé une soixantaine d’articles publiés dans le journal de Portland The Oregonian entre les années 1960 et 1980 qui traitaient d’agriculture urbaine ou encore de cette dame, Viviane Barnett. J’ai entre autre découvert qu’elle avait elle-même écrit plusieurs lettres d’opinion dans ce journal au fil du temps, notamment à propos des questions de logement abordable dans la communauté noire de Portland ainsi que sur les questions d’intégration et de ségrégation. Elle était courtière immobilière, la seule femme afro-américaine à exercer ce métier en Oregon à l’époque. Elle s’est exprimée à travers ces lettres en tant que femme d’affaires, mais il y avait aussi plusieurs autres articles qui parlaient du projet Green Fingers lancé en 1968. En plus de ces articles, j’ai déniché deux petits dossiers sur Green Fingers dans les archives municipales et dans les archives du Oregon Department of Transportation. Au final, c’est très peu de matériel pour retracer l’histoire du projet de Viviane Barnett, pour comprendre qui elle était vraiment et pour, plus largement, retracer l’histoire des jardins afro-américains à Portland. 

Quant au volet « histoire orale », il a aussi été très difficile pour mes collaborateurs de trouver des gens qui avaient connu cette dame ou qui avait fait partie de Green Fingers. Ils ont réussi à trouver des gens qui faisaient du jardinage à l’époque, mais qui ne connaissaient pas nécessairement le projet de Mme Barnett. Par exemple, un homme, très âgé aujourd’hui et qui était bien connu dans le quartier, n’arrivait pas à se souvenir de tous les détails sinon qu’il avait cédé une partie de ses terrains pour les jardins et qu’il avait fourni de l’eau.

 Ceci étant dit, cette phase d’histoire orale n’est pas encore terminée; certaines personnes ont été approchées et des discussions informelles ont eu lieu, mais les entrevues n’ont pas encore été réalisées. C’est un volet de notre projet qui est toujours en chantier et qui a été retardé en 2020 par plusieurs événements, notamment par la pandémie, mais aussi à cause de tout ce qui s’est passé avec le mouvement Black Lives Matter et le déploiement de la police fédérale à Portland à l’été 2020. Il y a eu des affrontements dans les rues, il y a eu des feux de forêt… bref c’était un climat peu propice à la réalisation d’entrevues de la sorte. On espère pouvoir garder ce projet en vie et continuer à alimenter le site web avec des témoignages oraux. Lorsque ces enregistrements seront faits, la Bibliothèque de Portland State University nous a offerts de les archiver.

Est-ce que vous avez des résultats (ou quels seraient les premiers résultats que vous tirez de cette enquête terrain ?

Je viens de terminer un article, co-écrit avec Amy Coplen, une ancienne étudiante au doctorat, qui m’a aussi aidé avec la recherche archivistique. Il sera soumis prochainement à la revue d’histoire Oregon Historical Quarterly. L’article raconte justement l’histoire de Viviane Barnett et de Green Fingers et est entièrement basé sur les archives mentionnées précédemment. Un deuxième article sera aussi rédigé, mais cette fois, il sera beaucoup plus théorique. L’histoire de Viviane Barnett et des jardins afro-américains sera mise en conversation avec des débats en géographie critique. Plus spécifiquement, j’aborderai la question des processus du capitalisme racial et des régimes de propriété racisés. Dans le champ des « Black geographies », Clyde Woods, un géographe afro-américain aujourd’hui décédé, parlait d’un modèle de développement « blues » ou encore d’un « contre-urbanisme » noir. Il voyait une tension entre l’urbanisme hégémonique et un autre urbanisme dont les racines étaient ancrées dans la communauté afro-américaine, d’où le nom de « blues development model ». C’est ce dont il sera question dans le second article.

Que sait-on de Viviane Barnett et du projet Green Fingers ? Que reste-t-il de ces jardins aujourd’hui ?

Ce qu’on sait de Viviane Barnett, c’est qu’elle venait de l’Iowa, qu’elle était arrivée à Portland avec son mari après la guerre, qu’elle n’a pas eu d’enfant et qu’elle est décédée en 1983. Elle a lancé le projet Green Fingers en 1968 et elle y a contribué jusqu’en 1982, un an avant sa mort. On a très peu d’informations sur sa vie, mais grâce aux archives, on en sait un peu plus sur ses motivations.

Viviane Barnett était une personnalité très complexe sur le plan politique. Elle était une femme d’affaire, républicaine, qui utilisait un langage conservateur et qui véhiculait un discours « d’auto-suffisance » et « anti-welfare ». Selon elle, il ne fallait pas compter sur l’État, il ne fallait pas attendre l’assistance sociale. C’est probablement de cette façon qu’elle réussissait à obtenir l’appui des élites blanches (hommes d’affaires, décideurs, etc.); elle parlait le même langage qu’eux. Ce qu’elle proposait (dans les lettres que nous avons retrouvées aux archives municipales), c’était une alternative à tout ce qui se passait ailleurs aux États-Unis (mouvements sociaux, émeutes, etc.) et cette alternative plaisait aux élites blanches soucieuses de ne pas voir le gouvernement central venir s’ingérer dans leurs affaires. Ses motivations étaient basées sur l’auto-détermination de la communauté noire. Elle disait qu’il n’était pas nécessaire de lutter pour l’intégration des afro-américains parce que ça allait se produire si les Noirs avaient des emplois, s’ils avaient accès à des logements abordables. D’un côté elle prônait l’auto-suffisance et l’auto-détermination et de l’autre, elle luttait pour des logements abordables et des emplois. Ce qu’on ne saura jamais, c’est jusqu’à quel point elle croyait fondamentalement à sa rhétorique conservatrice ou si elle l’utilisait stratégiquement pour parvenir à ses fins.  

Quant à son projet Green Fingers, elle l’a lancé huit ans avant le programme municipal qui visait à encourager le jardinage communautaire. Or aujourd’hui, Viviane Barnett ne fait pas du tout partie de l’histoire du verdissement de Portland, ni de l’histoire de la participation publique de la ville alors que c’est elle qui a jeté les bases mêmes de ce programme municipal. C’est elle qui a partagé son savoir sur l’utilisation des terrains vagues et qui a partagé ses semences avec d’autres groupes. Green Fingers est vraiment à l’origine du programme municipal qui a été implanté à peu près partout dans la ville, sauf dans le quartier Albina parce que la ville disait que les terrains y étaient déjà investis par Mme Barnett et son groupe. Et puis, comme les jardins de Green Fingers n’étaient pas inclus dans le programme municipal, ils n’étaient pas permanents, ils n’étaient pas intégrés sur le plan foncier. Dès que la ville réclamait les terrains en friche pour construire, les jardins étaient tout simplement détruits.

Aujourd’hui, les jardins ont été remplacés par des bâtiments, des stationnements, l’entrée d’un pont. Quant aux jardins communautaires établis par la Ville dans le quartier Albina après le déces de Mme Barnett, ils sont très peu investis par la communauté noire. Pourquoi ? Parce que ces jardins sont aujourd’hui perçus comme un signe de gentrification. Il y a plusieurs fermes urbaines à Portland, mais elles sont aussi presque toutes gérées par des agriculteurs blancs (à part, bien sûr, la ferme urbaine de Shantae et Arthur). Ce qui est encourageant, par contre, c’est que depuis un an ou deux – et surtout depuis les revendications de Black Lives Matter – on voit un vrai mouvement des jardiniers noirs, non seulement à Portland, mais à travers les États-Unis. Il y a maintenant des conférences et des congrès comme Black Urban Growers ou encore Black Farmers and Urban Gardeners Conference.

Ce projet est donc, pour moi, une façon de contribuer à ce mouvement important qui lutte contre la suprématie blanche historique et contemporaine. Je souhaite, d’une certaine manière, redonner le crédit aux personnes qui ont participé à cette histoire. Mme Barnett et les jardiniers et jardinières noir.es ont été des pionniers de l’agriculture urbaine et du verdissement urbain. Je pense enfin que cette histoire peut aussi inspirer une nouvelle génération « agro-militante » afro-américaine. 

 

 

La recherche en question

Titre du projet : The PDX Black Gardens Project: Reworking Portland’s Sustainability Narratives through Collaborative Oral History

Cette recherche a été financée par : Antipode Foundation (Scholar-Activist Project Award) et Portland State University (Faculty Enhancement Grant)

No du certificat d’éthique : 174380 (Portland State University Human Subjects Research Review Committee)