Raconte-moi un terrain

Urbanité et réussite scolaire

Entrevue avec Shin Alexandre Koseki, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal

Février 2022

Par Valérie Vincent, professionnelle de recherche et coordonnatrice, réseau Villes Régions Monde

Vous avez entrepris une recherche portant sur la réussite scolaire en France, est-ce que vous pouvez m’en dire davantage sur cette recherche, son contexte et ses principaux objectifs?

Oui, c’est un projet de recherche réalisé entre 2018 et 2020 par le Rhizome Chôros, un réseau de chercheurs et chercheuses dont je fais partie. Contrairement à VRM, nous n’avons pas de soutien financier; ce sont simplement des équipes de recherche qui travaillent ensemble.

Nous avons ainsi été approchés par l’Académie de Reims (l’équivalent Centre de service scolaire au Québec) qui était depuis quelques années confrontée à une insatisfaction de la part de parents qui sentaient que le système d’éducation national laissait en quelque sorte tomber les élèves qui habitaient en milieux éloignés, c’est-à-dire à l’extérieur des grandes villes de l’est de la France, en campagne ou dans les villages. C’est donc dans ce contexte que l’Académie de Reims nous a contactés pour savoir si nous pouvions essayer de comprendre quels étaient les facteurs, dans le parcours de vie des élèves, qui pouvaient expliquer leurs satisfactions face à l’école, mais aussi ceux qui pouvaient influencer leur réussite. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’en France, le ministère de l’Éducation définit la réussite scolaire comme étant « l’obtention du diplôme de lycée » (ce qu’on appelle le baccalauréat en France) qui donne accès aux études supérieures par la suite. C’est une définition un peu réductrice, mais c’est ainsi que le système d’éducation s’est structuré; il faut d’abord obtenir son diplôme de collège, pour ensuite obtenir son diplôme de lycée et enfin accéder aux études supérieures.

L’Académie de Reims nous a mis en contact avec différentes écoles de la Région Grand Est de même qu’avec la Direction pour l’évaluation, la prospective et la performance (DEPP), un organe du ministère responsable de la collecte, de la gestion et de l’analyse des données sur les élèves. On parle ici de données extrêmement variables, notamment sur les résultats aux examens, sur les parcours scolaires des élèves (par exemple leur cursus ou les options choisies). Il y a aussi des données sociodémographiques sur le statut socioéconomique des parents (ou du moins la catégorie de profession), sur le niveau d’éducation des parents et le lieu de résidence. Ce sont des données nationales, c’est-à-dire qu’elles concernent l’ensemble des élèves de France. Au total, il s’agit des données de 6 à 8 millions d’élèves.

En parallèle, nous avions aussi accès à des données plus spécifiques, ce qu’on appelle « des panels ». Ce sont des études longitudinales qui sont menées chaque année sur différents sujets. Dans le cadre de ces panels, le ministère sonde plusieurs dizaines de milliers d’élèves en France, les suit du tout début de leur scolarité jusqu’à la fin et, d’année en année, les recontacte pour leurs poser des questions sur leur quotidien, sur leur vie, sur le nombre d’heures d’écoute de télévision par semaine, sur le nombre de livres que compte leur bibliothèque à la maison. Il s’agit d’informations qualitatives, mais quand même quantifiables, qui concernent le contexte de vie des élèves. Ces données sont utilisées pour essayer de comprendre les facteurs culturels, contextuels, socioéconomiques et familiaux qui influencent la réussite scolaire des élèves.

Pour réaliser cette recherche, nous étions assez libres et c’était un grand avantage pour nous! L’Académie de Reims nous a donné carte blanche pour définir notre propre méthodologie de travail et nos propres questions et objectifs de recherche. Dans le cadre de cette recherche, ce que nous avons essayé de comprendre, c’est l’apport du capital économique, du capital culturel et du capital spatial dans la réussite des élèves. En d’autres mots, est-ce que le revenu des parents et le niveau de vie de l’élève ont une incidence sur sa réussite scolaire? Est-ce que le contexte ou l’exposition de l’élève à différents produits culturels peut aussi avoir un effet sur sa réussite scolaire? Et enfin, comment son parcours spatial, c’est-à-dire son lieu de résidence ou ses déménagements, va-t-il soit bonifier, soit compromettre son parcours scolaire? Voilà les trois grandes questions de départ de notre recherche.

 

Pour bien comprendre, parce que le territoire québécois et le territoire français sont très différents, qu’est-ce qu’on entend par « milieu rural » ou « région éloignée » en France?

Nous avons créé un indicateur d’urbanité, basé sur des données de l’INSEE, qui établit le degré d’urbanisation (ou d’urbanité) selon des critères surtout liés au temps d’accès à différents types d’équipement. Nous avons donc créé un indicateur un peu ad hoc pour identifier des milieux éloignés selon certes des critères morphologiques (densité de population et autres), mais auxquels nous avons ajouté la distance par rapport à un milieu urbain dense comme critère supplémentaire dans le but de vraiment caractériser des régions comme étant éloignées. C’est certain qu’il s’agit, malgré tout, de régions qui se trouvent à une heure et demie ou deux heures de route d’une grande ville ou d’une ville de taille moyenne. Donc, en effet, ce n’est pas la même situation au Québec où certaines villes sont, en comparaison, extrêmement éloignées. Toutefois, ce qu’il faut considérer, c’est qu’en France, cette situation d’éloignement géographique concerne une plus grande proportion de personnes qu’au Québec.

 

Quelle a été la démarche méthodologique entreprise pour répondre aux objectifs cités? Avez-vous rencontré des obstacles?

La méthodologie que nous avons choisie est mixte (qualitative et quantitative) et n’avait encore jamais été utilisée par le ministère. Nous avons essayé en quelque sorte de faire le pont entre les deux approches. De mon côté, j’étais responsable de l’analyse des données quantitatives des élèves. J’ai donc travaillé directement avec les données du ministère, tandis que ma collègue a mené une étude sur le terrain auprès des élèves dans différentes écoles de la Région Grand Est (les différents départements à l’est de la France).

Nous avons rencontré plusieurs obstacles des deux côtés de la recherche. Nous voulions vraiment que la partie quantitative puisse alimenter la partie qualitative et vice versa, ce qui était déjà un défi! Pour le relever, nous nous sommes basés sur les données quantitatives mises à notre disposition par le ministère pour identifier des établissements qui rencontraient plus ou moins de difficultés avec quelques élèves, puis nous sommes allés dans ces établissements pour pouvoir repérer des élèves qui rencontraient plus ou moins de difficultés selon leur niveau.

Un autre des défis importants que nous avons relevés se situe sur le plan éthique parce que certaines données mises à notre disposition étaient extrêmement sensibles. On ne retrouvait pas les noms ou les adresses des élèves, mais il y avait quand même leurs coordonnées géographiques, une donnée que nous avons notamment utilisée pour essayer de comprendre comment le milieu de vie des élèves pouvait avoir une incidence sur leur réussite. Le fait que ces données soient vraiment sensibles nous a obligés à travailler directement dans les bureaux du ministère, avec les ordinateurs du ministère, ce qui n’a pas toujours été évident. Il fallait préparer tout le matériel d’analyse avant de nous rendre sur place et nous avions accès à l’équipement du ministère de façon ponctuelle seulement pour déployer nos fichiers scripts, analyser les données, obtenir nos résultats, voir si ça fonctionnait ou pas, repartir, revoir nos fichiers scripts, revenir au ministère, et ainsi de suite. Il y avait une sorte de va-et-vient et l’analyse quantitative en soi est rapidement devenue un vaste terrain d’exploration pour tester des France, des idées, des scripts. Nous obtenions des résultats et une fois de retour à la maison, nous devions tout refaire, tout repenser pour retourner au ministère deux semaines plus tard pour refaire d’autres analyses. C’était un obstacle assez important, mais qui, au final, a beaucoup contribué à la dynamique du projet. L’avantage, c’est que nous avons pu collaborer directement avec des fonctionnaires du ministère, notamment des gens qui se spécialisent en statistiques et qui nous ont beaucoup aidés à trouver les données, à les caractériser et qui nous ont expliqué ne serait-ce que la manière dont les données du ministère fonctionnent (les variables, les catégories, etc.). C’est énorme comme base de données et extrêmement complexe! Nous avons eu un grand soutien de la part de la DEPP. En plus, avoir l’aval du ministère nous a grandement facilité la tâche lorsqu’est venu le temps de contacter les établissements scolaires. Le rectorat de Reims contactait le sous-rectorat qui, lui, nous donnait directement accès aux écoles. Toute cette démarche s’est faite de manière très collaborative.

Enfin, l’autre difficulté a été de se rendre sur place, car une seule personne de notre équipe de recherche habitait la Région Grand Est. Il a donc fallu prévoir des déplacements sur le terrain. Et puis, je ne suis pas en mesure d’entrer dans les détails parce que c’est ma collègue qui a fait les entretiens, mais je sais qu’interviewer des élèves de niveau collégial (l’équivalent du secondaire au Québec) a été pour elle un apprentissage. Certaines questions concernaient des aspects plus personnels de leur vie (aspirations professionnelles, résidentielles, la relation avec leurs parents, etc.) et cela a demandé tout un travail de préparation en amont.

 

Est-ce que vous avez des résultats?

Les résultats ont été assez intéressants. D’une part, d’un point de vue quantitatif, ce que nous avons réussi à déterminer globalement, c’est que l’école fait son travail. C’est-à-dire que les élèves qui habitent en milieu éloigné ou rural réussissent aussi bien que les élèves qui résident en milieu urbain. La variable « territoire » a donc très peu d’influence, du moins, à cette échelle. Ces résultats sont venus confirmer des études qui avaient été faites auparavant et qui tentaient aussi de démontrer que la notion de ruralité n’était pas tant liée à la réussite scolaire, mais plutôt à des choix de parcours. Les élèves en milieu rural réussissent aussi bien, mais font des choix de parcours différents qui les amènent moins souvent vers les études supérieures. La seule exception — et on a réussi à le démontrer de façon assez marquée — est la région parisienne. Paris, c’est le seul endroit où les élèves réussissent beaucoup mieux que dans le reste de la France, et ce, même si on ajoute les variables concernant le statut socioéconomique des parents et le niveau culturel de leur profession. À l’analyse, on constate que les élèves de la région parisienne, même avec un capital économique ou culturel comparable, réussissent beaucoup mieux que les élèves des autres régions. Cela nous incite donc à confirmer notre hypothèse selon laquelle le capital spatial (c’est-à-dire l’environnement spatial et social dans lequel l’élève évolue) peut avoir une incidence sur leur réussite scolaire de façon positive, dans la mesure où des élèves ayant accès à des produits culturels en permanence (comme ceux et celles qui habitent à Paris, par exemple) vont possiblement mieux réussir que des élèves qui y ont moins facilement accès.

Ce que l’on peut dire par rapport à la variable territoriale, c’est qu’elle n’a pas nécessairement un impact négatif sur la réussite scolaire des élèves, mais elle peut avoir un impact positif. C’est-à-dire que les élèves en région éloignée, en milieu rural ou dans une grande ville peuvent avoir les mêmes notes, mais, dès qu’on change d’échelle urbaine et qu’on va vers une grande ville comme Paris, là, on voit que ça fait une différence.

Au-delà du fait que nous avons été en mesure de confirmer les études précédentes qui affirmaient que les élèves ayant plus de capital culturel et plus de capital économique réussissent mieux, c’est toutefois les élèves ayant plus de capital culturel que de capital économique qui réussissent le mieux. C’est-à-dire que l’élève qui a beaucoup de capital culturel va mieux réussir que l’élève qui a beaucoup de capital économique et culturel. On le voit notamment avec les enfants d’instituteurs et d’institutrices qui réussissent beaucoup mieux que les autres, même si leurs parents n’ont pas de si hauts revenus.

Les résultats de la partie qualitative sont davantage de l’ordre de l’observation et du constat. Ainsi, à la lumière des entretiens réalisés avec les élèves, ce qu’on a remarqué, c’est que la qualité des espaces publics fréquentés pouvait avoir une incidence, non pas sur la réussite en tant que telle, mais plutôt sur le désir de réussir et sur la volonté de l’élève d’aller plus loin dans ses études. Aussi, les élèves qui avaient fréquenté différents milieux, qui avaient voyagé dans différentes villes de France ou déménagé, avaient développé davantage d’aspirations professionnelles et scolaires multiples, et cela était directement lié à leur mode de vie au quotidien, à leur relation à l’école en tant que lieu physique, aux espaces de jeux, de loisirs et à la façon d’articuler leurs déplacements. Bien souvent, pour les élèves vivant en région éloignée, la fréquentation des lieux publics dépend de la volonté des parents à les y accompagner, le plus souvent en voiture. Ainsi, si l’élève vit une plus grande contrainte au quotidien, cela peut avoir une incidence sur sa volonté de fréquenter un établissement scolaire supérieur dans une autre ville ou d’exercer une profession qui n’existe pas dans sa région. À l’inverse, le fait d’amener des élèves à faire des voyages d’études, à se déplacer plus fréquemment, par exemple pour visiter de la famille vivant dans différentes régions de France, peut contribuer à générer des aspirations professionnelles et scolaires plus diversifiées.

 

Est-ce que ce type de recherche a été faite ailleurs?

Ce projet s’est terminé en 2020, mais nous nous apprêtons à relancer la recherche dans d’autres régions de France, toujours avec l’appui du ministère de l’Éducation et du Secrétariat général à l’éducation prioritaire. Nous souhaitons cette fois nous pencher plus spécifiquement sur deux stratégies éducatives mises en place en France qui sont les Regroupements éducatifs prioritaires, c’est-à-dire les écoles au sein desquelles les élèves ont beaucoup plus de difficultés en milieu urbain, et les Territoires éducatifs prioritaires, qui sont les réseaux d’écoles primaires et secondaires identifiés par le ministère comme affichant un faible taux de réussite des élèves. Nous allons essayer de comprendre encore une fois comment le parcours spatial, en plus du capital culturel et économique des élèves, peut en aider un certain nombre à développer plus d’aspirations professionnelles et scolaires et peut-être leur permettre d’accéder à une éducation supérieure.

La recherche en questions
Titre du projet de recherche : De l’espace pour la réussite scolaire

No du certificat d’éthique (s’il y a en a un) : Validation directe du ministère de l’Éducation nationale

Financement de la recherche : Rectorat de Reims

Équipe : Jacques Lévy, Irene Sartoretti, Shin Alexandre Koseki

Publications en lien
Sartoretti, Irene, Jacques Lévy, et Shin Alexandre Koseki, 2022. « Des spatialités aux capacités » dans SociologieS

Lévy, Jacques, Shin Alexandre Koseki, et Irene Sartoretti, 2021. « Des espaces de l’inégalité scolaire» Éducation et formations, Les territoires de l’éducation : vision transversale, 102. ISSN: 0294-0868.

Koseki, Shin Alexandre, Jacques Lévy, et Irène Sartoretti, 2020. « De l’espace pour la réussite scolaire »,  Rapport de recherche. Paris: Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, 23 avril, 109 pp.