Interview avec Gabriel Fauveaud, professeur en géographie à l’Université de Montréal

Par Antoine Guilbault-Houde

Vous avez récemment mené des recherches au Myanmar et plus précisément au sein de la ville de Yangon. Pourriez-vous nous en dire plus sur la recherche, son contexte et les principaux objectifs ?

Affiche. Photo: Gabriel Fauveaud

Mes recherches s’intéressent à la production urbaine en général. Cette production urbaine comprend tant le travail de ceux qui produisent la ville – les promoteurs – que celui de ceux qui l’aménagent ou la gèrent, tels que les urbanistes ou les planificateurs, et les acteurs politiques à différents niveaux. Je regarde aussi la production urbaine des habitants à l’échelle locale.

Depuis 2016, j’ai débuté des recherches sur le Myanmar. Mes recherches étaient concentrées au départ sur le Cambodge, où j’ai réalisé ma thèse. Depuis ma thèse, j’ai diversifié mes terrains à l’échelle de la péninsule du Sud-Est asiatique, qui comprend le Myanmar, la Thaïlande, le Laos, le Cambodge et le Vietnam. Le Myanmar s’est ouvert politiquement et économiquement depuis le début des années 2010, j’y ai donc commencé des recherches et je me suis concentré plus précisément sur la ville de Yangon

Yangon est une ville assez importante : 4,5 millions d’habitants environ. Elle occupe une place centrale dans le développement économique actuel du pays et est en pleine transformation. Après 40-45 ans d’autarcie politique et économique, c’est une ville qui est à la fois très bigarrée avec un riche patrimoine – notamment colonial – et où se développent des projets immobiliers assez importants, dans un contexte spécifique : la planification est assez peu effective, on a des concentrations foncières importantes entre les mains de quelques grands acteurs politiques et économiques, ainsi qu’une arrivée de nombreux acteurs étrangers. La ville se transforme donc très rapidement et cela pose un grand nombre de questions en termes d’inégalités socio-économiques et d’exclusions. Il y a, d’une part, de l’habitat informel qui concerne une partie importante des ménages qui appartiennent à des catégories socioéconomiques modestes, voire très très modestes. D’autre part, la ville grandit par les flux de populations issues des campagnes qui viennent trouver du travail à Yangon ou qui vont fuir des situations plus compliquées (soit dans des zones où il y a des conflits, parce qu’il y a un certain nombre de conflits actifs au pourtour du Myanmar; soit quand on a des événements de type cyclone Nargis comme en 2013. Ce cyclone a dévasté une grande partie du sud-ouest du pays et a généré des flux de population importants). Yangon est donc une ville qui grandit, qui connaît une ouverture économique, tout en ayant des logiques de planification qui sont héritées de la période socialiste, et qui ne sont pas adaptées à ce nouveau contexte.

La verticalisation de la ville centre côtoie des infrastructures de plus en plus désuètes. Photo: Gabriel Fauveaud

L’objectif est donc d’essayer de comprendre comment les nouvelles stratégies de développement économique s’appuient sur, et influencent, de nouvelles manières de produire la ville, à l’instar de ce qui ce fait déjà dans la région et les pays en développement en général. Nous pouvons évoquer, par exemple, la prévalence d’une urbanisation par projet, la privatisation de la production urbaine, l’enclavement résidentiel croissant, le développement de projets à usages mixtes, ou encore le déploiement d’approches stratégiques des politiques urbaines. Tout ceci tend à accentuer et à rebattre les cartes de l’exclusion sociospatiale des populations les plus précaires, notamment celles qui occupent de manière informelle des terrains. De nombreux ménages vont aussi être poussés à l’extérieur de la ville par une augmentation très rapide du prix des terrains et des loyers (si le Myanmar est l’une des économies les moins avancées d’Asie du Sud-Est, le prix moyen des logements à Yangon est parmi les plus élevés).

Il y a un aspect aussi que je regarde de plus en plus : ce sont les logiques de ce qu’on appelle la financiarisation, qui désigne la part croissante de la finance et de ses acteurs dans l’économie en général. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment le logement et sa production au sein des pays en développement sont de plus en plus concernés par la financiarisation sous l’action de banques, multinationales œuvrant dans la promotion immobilière, ou encore de programmes publics facilitant l’accès aux crédits hypothécaires. Bien que les mécanismes de la financiarisation du logement soient aujourd’hui bien identifiés dans les pays développés, c’est encore très peu étudié dans le Sud Global, qui représente des marchés en pleine expansion.

Quelle a été la démarche méthodologique entreprise pour répondre à ces objectifs ? Avez-vous rencontré des obstacles ?

J’associe généralement des entretiens semi-directifs avec des acteurs clés de la production urbaine à une approche cartographique de type système d’information géographique. Je commence donc par réaliser des entretiens semi-directifs avec ces acteurs. Je fais également des entretiens ou des récits de vie auprès des habitants : soit des habitants de nouveaux quartiers qui viennent d’être construits, donc plutôt des classes moyennes supérieures, soit des habitants plus modestes qui sont touchés par cette évolution des dynamiques de production des villes.

Ensuite, en tant que géographe, je réalise une analyse des transformations spatiales et des logiques du développement urbain. Avec l’approche cartographique de type système d’information géographique, on fait des relevés à partir des jeux de données à disposition – quand ils sont disponibles localement dans les municipalités ou les ministères. Ça peut-être, par exemple, le recensement, l’évolution de la construction des bâtiments ou la présence des infrastructures en général ou des bâtiments publics.

Par contre, dans des contextes comme le Myanmar, mais c’est vrai aussi au Cambodge ou au Vietnam, on est beaucoup dans du bricolage. Les données ne sont généralement pas existantes, et lorsqu’elles existent, leur fiabilité est souvent à remettre en question. Cela nécessite de faire des relevés de terrains, d’aller vérifier ce qui se passe sur le terrain. Quand on travaille par exemple sur du bâti, cela demande d’avoir des collaborateurs à l’échelle locale, parce que c’est un travail de fourmis, c’est extrêmement complexe. Par exemple, on peut retrouver des traces sur Internet de la construction d’un projet, on peut voir sur une photo sur Google qu’un terrain a été remblayé, mais on ne sait pas quand cette photo a été prise. Elle peut avoir été prise il y a deux ou trois ans, on ne sait pas si le projet a été réellement construit. Souvent, on ne dispose pas de ces informations, et tout doit être vérifié sur place. Après nous avons un travail de documentation des transformations spatiales à réaliser par la photographie. On prend ainsi énormément de photos pour documenter le terrain, parce qu’on sait que quand on y retournera, dans deux ou trois, quatre, cinq ans, ce sera un témoignage direct de l’état d’un espace à un moment donné qu’on pourra comparer à une situation différente.

Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette enquête de terrain ?

Nos résultats sont préliminaires ou du moins intermédiaires pour le moment.  Nous avons fait des constats qui devront être plus poussés, à travers la réalisation d’un plus grand nombre d’entretiens. On constate ainsi aujourd’hui une accélération des investissements immobiliers portés principalement par des acteurs régionaux, principalement via Singapour et Hong Kong. Beaucoup des nouveaux acteurs de la production urbaine représentent des birmans de la diaspora de retour au pays depuis l’ouverture économique. Les stratégies de développement urbain actuels ne sont pas en totale rupture avec ce qui se faisait par le passé, bien au contraire. La vision du développement urbain héritée de la période socialiste continue de structurer les approches urbanistiques, en même temps que les modèles de développement pratiqués par les grandes métropoles asiatiques influencent de manière croissante les acteurs politiques et économiques. Comme dans bien d’autres contextes asiatiques, la prévalence des intérêts privés risque de faire accélérer les évictions foncières et d’accroître les exclusions socio-spatiales.

La pagode Sule, au centre de la ville, de plus en plus encaissée par un tissu urbain qui se densifie. Photo: Gabriel Fauveaud

Parallèlement, on assiste au développement d’une financiarisation de la production immobilière. Les flux d’investissement régionaux (venant généralement de Chine, de Corée, de Taiwan ou encore de Singapour) se matérialisent dans des projets à usage mixte, des grands projets urbains, des condominiums ou des « build-to-let » généralement en investissement-joint avec des promoteurs locaux. La financiarisation concerne aussi les pratiques et stratégies des ménages à l’échelle locale, influencées par des acteurs financiers qui reçoivent l’appui d’institutions de développement, comme la Banque Mondiale. Celle-ci appuie des programmes d’accès au crédit hypothécaire pour des ménages modestes ou qui sont considérés comme étant de la classe moyenne. On est dans un contexte où l’économie de marché est très peu développée. Le rôle de la coopération internationale et des agences de coopération internationale, qui poussent pour favoriser ces modes de développement urbain, à la fois très privatisés et de plus en plus financiarisés, est intéressant à analyser.

Parallèlement, la coopération japonaise met en place un schéma directeur à Yangon et c’est intéressant de regarder ses effets. Même s’il ne représente pas un document légal faisant l’objet d’une réglementation officielle, on se rend compte, à travers le discours des élus, des techniciens et des stratégies de développement urbain actuelles, que c’est un instrument de développement très performatif dans la manière dont il influence la vision du développement urbain des autorités locales et des acteurs privés. Donc, même si ce n’est pas un document légal, en fait, il joue un rôle extrêmement important.

L’édification d’immeubles par des promoteurs privés dans des espaces péri-centraux en cours de densification. Photo : Gabriel Fauveaud

La recherche en question

Gabriel Fauveaud et le réseau VRM

Gabriel Fauveaud est membre régulier de VRM depuis août 2018. Il a obtenu un financement pour le démarrage d’un nouveau projet de recherche sur le tournant immobilier à Yangon (Myanmar) et l’organisation d’un atelier sur place.

Ses recherches s’inscrivent dans le champ des études urbaines et mobilisent autant la géographie humaine et sociale que la géographie politique, l’urbanisme et l’aménagement, et l’économie politique. Ses travaux s’intéressent aux dynamiques socio-spatiales et socio-politiques de la production de la ville, tant au Sud (Cambodge, Myanmar, Vietnam, Maroc) qu’au Nord (Canada). Ses recherches actuelles traitent notamment des pratiques et productions immobilières, des stratégies d’acteurs (publics, privés, habitant et société civile), des rapports de pouvoir, des pratiques urbanistiques, de l’articulation entre projets et territoires urbains, ainsi que des processus de contestation, opposition, contournement, négociation, adaptation et marginalisation des acteurs urbains et des habitants impliqués dans la production contemporaine de la ville.

À lire, pour en savoir plus

Fauveaud, Gabriel (2017). Les villes non-occidentales. Comprendre les enjeux de la diversité urbaine, Presses de l’Université de Montréal, 186p.

Fauveaud, Gabriel (2015). La production des espaces urbains à Phnom Penh. Pour une géographie sociale de l’immobilier. Paris, Publications de la Sorbonne, 368p.

Pour lire le compte rendu de La production des espaces urbains à Phnom Penh. Pour une géographie sociale de l’immobilier.

 

La production des espaces urbains à Phnom Penh