Interview avec Sandra Breux, professeure en études urbaines à l’INRS

par Antoine Guilbault-Houde

Crédit photo: Ianis Delpa

Vous avez récemment mené des recherches sur les rythmes urbains et la ville intelligente. Pourriez-vous nous en dire plus sur la recherche, son contexte et les principaux objectifs ?

Cette recherche est née en 2016 d’une rencontre avec Sandra Mallet (Université Champagne Ardenne) : ma collègue travaillait depuis plusieurs années sur les rythmes urbains et, de mon côté, je souhaitais m’intéresser de plus près au phénomène de la ville intelligente. Au fil des discussions, nous sommes arrivées au constat que ces deux objets étaient liés. Nos questionnements de départ étaient les suivants : Est-ce que, tout ce que nous offre la ville intelligente, en termes notamment d’applications numériques qui sont censées nous faciliter la vie, contribue à accélérer nos rythmes de vie ? Par exemple, vous êtes au café, imaginons que votre temps de stationnement est échu : grâce à une application et au wifi mis à disposition par la ville, vous pouvez payer votre parcomètre à distance à partir de votre téléphone.Est-ce qu’une telle application vous facilite la vie, est-ce que cela vous procure un gain de temps, ou est-ce qu’au final, cela vous incite à réaliser de plus en plus de choses, accélérant votre rythme de vie ? Si jamais cela procure un gain de temps : est-ce que ce gain de temps est un gain de qualité ? Pour profiter de la vie, pour ralentir éventuellement ? Ou fait-on de plus en plus de choses, de plus en plus rapidement etc. ? C’est à partir de cette discussion de départ que nous nous sommes dits que la relation entre le temps et la ville intelligente était à creuser. Nous avons par la suite écrit une demande de subvention autour de la question suivante : Dans quelle mesure la ville intelligente influence- t-elle la relation qu’entretiennent les citadins vis-à-vis du temps ? L’objectif principal était de mieux comprendre la façon dont les technologies de la ville intelligente modifient les rythmes de vie des citadins.

Quelle a été la démarche méthodologique pour répondre à vos objectifs ?

La démarche méthodologique, telle qu’on l’avait pensée au départ était assez simple dans le sens où l’on pensait faire des entrevues avec des citadins, recrutés à partir des forums virtuels de deux municipalités (et bien entendu en accord avec celles-ci), à Montréal et à Bordeaux. Nous pensions également centrer nos questionnements sur le domaine de la mobilité urbaine, puisqu’à l’époque [2016], c’était un des domaines les plus développés de la ville intelligente. Parallèlement à cela, nous souhaitions documenter l’historique des projets de ville intelligente dans ces deux villes et réaliser des entretiens avec les personnes responsables de ces projets au sein de ces deux municipalités, afin de comprendre notamment si la question du rapport au temps avait été discutée.

Ainsi, en amont du projet, des entretiens avec des responsables des projets de ville intelligente à Montréal et à Bordeaux ont été menés, de même qu’un travail de documentation de l’historique de ces projets a été réalisé. Plusieurs éléments sont toutefois venus modifier notre plan de recrutement des citadins. Des collègues, tant de l’INRS que de l’Université de Montréal, avaient obtenu des financements pour étudier la mobilité quotidienne[1]. De discussions en discussions, nous avons constaté que nos projets présentaient des points communs et nous avons décidé de réunir nos efforts pour le recrutement, au sein de deux villes : Montréal et Gatineau.

Crédit photo: Valérie Vincent

En ce sens, une application a été développée pour documenter la mobilité quotidienne des familles sur deux semaines. L’application géolocalisait le parcours, les pauses, et demandait au répondant d’inscrire le motif du déplacement (loisirs, enfants, travail etc..). Par la suite, le répondant pouvait demander à être recontacté pour réaliser une entrevue plus en profondeur. Dans le cadre de notre projet sur le temps et la ville intelligente, à travers l’application, notre objectif était de savoir quelles applications le répondant utilisait lors de son déplacement, pour quelles raisons et pendant combien de temps.

Au final, cette application s’est révélée lourde (les répondants qui ont accepté d’être recontactés pour un entretien nous l’ont dit) et en raison de défauts techniques, il ne nous a pas été possible d’utiliser les données récoltées par l’application et seuls les entretiens, réalisés à Montréal et à Gatineau, ont été utilisés.

Au sein des entrevues, il y avait tout un tas de questions sur la mobilité quotidienne, mais une partie de notre questionnaire était consacré au temps et à la ville intelligente, autour de questions telles que : selon vous, qu’est-ce que la ville intelligente ? Est-ce que vous utilisez des applications pour vous déplacer? Si oui, quelles applications ? Avez-vous le sentiment que cela vous fait gagner du temps? Si oui, que faites-vous du temps gagné ? Nous avons réalisé, en tout, une cinquantaine d’entrevues auprès de citadins.

Pour le moment, l’analyse documentaire portant sur l’historique des projets de ville intelligente à Montréal et à Bordeaux n’a pas encore été exploitée.

Quels sont les principaux résultats que vous tirez de cette enquête de terrain ?

Nous avons mis en évidence quatre résultats. En ce qui a trait à la définition de la ville intelligente, très peu de gens parviennent à définir ce qu’est la ville intelligente. Cela reflète d’une certaine façon ce que l’on trouve dans les écrits, puisqu’il n’y a pas de consensus autour de la définition de la ville intelligente. Pour beaucoup de gens, la ville intelligente demeure une notion floue et est en lien avec le fait d’avoir le wifi disponible dans la ville. Paradoxalement, lorsque les personnes connaissent ce qu’est la ville intelligente, leurs définitions sont très précises.

Le résultat le plus surprenant a été les réponses fournies à la question de savoir quelles applications étaient utilisées pour les déplacements : GoogleMaps est cité par la quasi-totalité de nos répondants. L’utilisation de cette application est quotidienne, tant pour des trajets connus que des trajets inconnus. Cette utilisation unanime s’explique par un souci d’efficacité. Les personnes soulignent qu’elles ont essayé d’autres applications, mais que GoogleMaps s’avérait le plus fiable et le plus efficace. Pour nous, cela a été surprenant de voir à quel point GoogleMaps est présent dans nos vies. Selon nos répondants, cette utilisation se justifie par une meilleure gestion du temps : connaitre le temps que va prendre tel ou tel trajet, même si c’est un trajet du quotidien. Il s’agit surtout de ne pas perdre de temps, de ne pas avoir de temps « mort ». Ces réponses en disent long sur notre rapport au temps aujourd’hui.

Ensuite, à la question de savoir si cela leur fait gagner du temps, la majorité des gens nous ont répondu par l’affirmative. C’est logique puisque le choix de l’application GoogleMaps est justifié par nos répondants par un souci d’efficacité. Toutefois, lorsque l’on déconstruit un peu les réponses… on s’aperçoit que ce gain de temps est relatif : la plupart des répondants soulignent que ce gain est difficile à quantifier, qu’il s’agit en fait plus d’un 5 à 15 minutes maximum qui est gagné. Plus encore, les personnes interviewées précisent que le gain de temps est difficile à quantifier car il s’agit plus d’une impression peut-être que d’un réel gain de temps. Cette idée est également en lien avec le fait que ce temps gagné n’est pas occupé par une activité spécifique : les répondants affirment que c’est un gain de bien-être, de bonne humeur (notamment parce qu’ils ont évité le trafic automobile par exemple, source d’énervement).

Ces résultats nous ont ainsi amenés à réfléchir tant à notre rapport au temps, à la ville intelligente, aux applications numériques utilisées au quotidien et au rôle de l’individu dans tout cela. Bien évidemment cette utilisation majoritaire de Google Maps nous a permis de développer une réflexion sur le rapport que nous entretenons aujourd’hui avec l’espace urbain. Un article a récemment été soumis sur ces résultats.