Interview avec Philippe Apparicio, professeur en études urbaines à l’INRS, Jérémy Gelb et Vincent Jarry, étudiants à l’INRS en études urbaines

par Antoine Guilbault-Houde

Vous avez récemment mené des recherches sur l’exposition des cyclistes à la pollution atmosphérique à New Delhi. Pourriez-vous nous en dire plus sur la recherche, son contexte et les principaux objectifs ?

L’objectif était d’analyser comment les niveaux de pollution et de bruit varient en fonction des types d’axes empruntés à New Delhi. De façon générale, l’inhalation de polluants en milieu urbain, dans les villes européennes et nord-américaines, n’est pas problématique. Bien entendu, il faudrait les minimiser, mais on arrive toujours à la conclusion que les bénéfices de la pratique du vélo surclassent très largement les risques. Cela s’explique parce que les niveaux de pollution ne sont pas extrêmes. Par contre, dans les villes des Suds, les niveaux de pollution et de bruit sont souvent bien plus élevés et paradoxalement, la quasi-totalité des études sur l’exposition des cyclistes à la pollution et au bruit a été menée sur les villes du Nord. L’objectif de l’étude était donc de mesurer les niveaux de pollution et de bruit à New Delhi.

 

Dans cette ville, les conditions de circulation sont vraiment particulières, il y a beaucoup de conflits… on se fait couper, donc il faut être extrêmement vigilant lors de la conduite à vélo. S’ajoutent à cela des niveaux de bruit auxquels nous ne sommes pas habitués… ça klaxonne sans arrêt, donc c’est très fatigant de rouler dans de telles conditions.

Les cyclistes à Delhi. Vincent Jarry, Philippe Apparicio et Jérémy Gelb.

Il y a également des vaches, des vélos, des singes, beaucoup de voitures, beaucoup de scooters, beaucoup de motos, des piétons, des gens qui poussent des chariots pour travailler… La ville est vraiment un lieu de vie et d’activités de toutes sortes. Nous avions déjà réalisé un terrain à Hô Chi Minh-Ville (Vietnam), qui est une ville très bruyante, mais New Delhi nous est apparue encore plus bruyante et surtout extrêmement polluée.

L’objectif est de rouler de mille à mille cinq cents kilomètres. Au final, on a roulé 1300 km. Nous souhaitions maximiser la couverture de la ville : couvrir l’ensemble des quartiers de la ville tout en s’assurant d’avoir une grande diversité de types d’axes empruntés.

Grâce aux méthodes de modélisation stochastique, nous sommes en mesure d’analyser les variations de la pollution à la fois spatiales et temporelles. On sait que la pollution peut augmenter le matin en heures de pointe, le bruit aussi… qu’elle peut diminuer puis remonter. Ainsi, on analyse comment les niveaux de pollution et de bruit varient dans la journée, dans l’espace, et en fonction des types d’axes empruntés (artères majeures, rues collectrices, rues résidentielles, etc.). Pour le moment, nous avons réalisé des collectes dans neuf villes : Montréal, Mexico, Paris, Lyon, Christchurch, Auckland, Hô Chi Minh-Ville, Copenhague qui est notre ville témoin et New Delhi. Nous avons également un autre projet qui démarre sur les villes canadiennes (Montréal, Québec, Toronto et Hamilton). Puis, on continue notre projet sur les villes des Suds – parmi lesquelles sont déjà intégrées Hô Chi Minh-Ville et New Delhi – en planifiant des collectes à Mumbai, Mexico, Medellín et à Bogotá en 2019-2020.

Quand on modélise les niveaux de pollution et de bruit, on est bien entendu capable d’identifier les particularités des villes. Certaines sont plus polluées et/ou bruyantes que d’autres. Aussi, on est capable d’identifier les similarités communes à toutes les villes : par exemple, de constater qu’emprunter certains types d’axes routiers concourt à augmenter ou diminuer significativement l’exposition des cyclistes aux pollutions atmosphérique et sonore. De tels résultats permettent alors de proposer des solutions d’aménagement minimisant ces expositions. C’est la finalité de notre recherche.

Quelle a été la démarche entreprise pour répondre aux objectifs cités ? Avez-vous rencontré des obstacles ? 

La démarche méthodologique repose sur un ensemble d’appareils. Première étape, avant de partir, l’ensemble des trajets sont tracés dans Google MyMaps. Pour chaque journée de collecte, on sait quel trajet on doit parcourir (de 80 à 100 km) que l’on suit à partir d’un téléphone cellulaire. Deuxième étape, sur place, on utilise toute une série de capteurs : des capteurs pour la pollution (dioxyde d’azote, particule fines, ozone) et le bruit. On a aussi une caméra fixée sur le guidon nous permettant d’avoir une vidéo du trajet. Nous avons également une montre GPS pour avoir la localisation précise à chaque seconde (latitude, longitude) et obtenir la trace GPS du trajet afin de l’appareiller spatialement au réseau routier OpenStreetMap. On utilise aussi deux batteries portatives pour avoir une autonomie suffisante pour la caméra et le téléphone. À cela, s’ajoute un vêtement biométrique Hexoskin qui enregistre la ventilation du cycliste, c’est-à-dire le nombre de litres d’air que l’on aspire chaque minute. Par la suite, en multipliant tout simplement le nombre de litres d’air par les mesures de pollution, nous sommes capables d’estimer relativement précisément les doses de polluants atmosphériques inhalées par le cycliste, et ce, afin de vérifier si elles atteignent des seuils néfastes pour sa santé. Dans des villes très polluées comme New Delhi, on porte des masques pour se protéger de la pollution étant donné que l’on roule six à huit heures par jour.

La carte des trajets réalisés.

Sur place, une journée de collecte se déroule comme suit :

  • 6h : lever, déjeuner et préparation des vélos et des appareils ;
  • 8h-12h : départ à vélo pour 40 à 50 km.
  • 12h-14h : retour au logement pour recharger les capteurs, manger et se reposer. Cette pause peut aussi avoir lieu à l’extérieur lorsque les trajets couvrent les quartiers périphériques de la ville.
  • 14h : nouveau départ à vélo pour un autre 3-4 heures afin d’obtenir 40 à 50 km supplémentaires.
  • 18h-24h : session de travail pour télécharger les données de l’ensemble des appareils. On s’assure qu’elles sont valides, qu’il n’y a pas eu de problème, on rebranche les appareils pour la nuit. Deux participant.e.s s’occupent du matériel pendant que le troisième fait la cuisine et la lessive avec une rotation chaque soir !
  • Puis on recommence le lendemain matin afin que l’on ait au moins 1000 km parcourus, soit habituellement 5 jours de collecte sans pluie.

Ce sont des journées d’à peu près 15 heures de travail. On dort un maximum de 6 à 7 heures par nuit. Donc c’est très condensé et exigeant. On rencontre parfois quelques problèmes ou imprévus. Dans certaines villes des Suds comme New Delhi, on engage des guides locaux en scooter, ce qu’on ne fait pas lors des collectes en Europe, au Canada ou au Mexique. Compte tenu des conditions de trafic intenses, il serait en effet difficile de naviguer dans la circulation tout en suivant le trajet sur le téléphone. Les guides nous aident aussi lors des changements de trajets imprévus (route fermée, enclaves résidentielles fermées, etc.). Enfin, si porter un masque nous protège, il crée aussi certaines difficultés :  en fait c’est comme si tu respirais avec un seul poumon finalement – j’exagère un peu là –, mais c’est très difficile de respirer avec un masque qui finit par irriter avec la sueur. Dès qu’il y a un effort physique intense (une côte à monter par exemple), c’est d’autant plus difficile.

Chacun est apparié à un guide et réalise son trajet. On se retrouve le midi et le soir. Autrement dit, chaque membre de l’équipe emprunte un trajet différent afin de maximiser la couverture spatiale.

Bien entendu, pédaler à New Delhi n’est pas toujours de tout repos. Toutefois, on est tous bien rodés avec plusieurs procédures de sécurité. Chacun d’entre nous dispose d’un téléphone et on achète une carte SIM localement. Donc, on est capable de se contacter les trois ensemble. On a aussi le numéro des guides et s’il se passe quelque chose, il doit m’appeler ou appeler l’un ou l’autre des participants. On a aussi une application qui s’appelle Life360 qui me permet en temps réel de localiser les étudiants sur une carte. Ce n’est pas pour les espionner, mais juste pour m’assurer qu’ils sont toujours en mouvement, donc si je vois qu’ils sont arrêtés plus de dix minutes et bien je vais leur téléphoner pour m’assurer que tout va bien.

Toujours du point de vue méthodologique, une fois que toutes les données sont collectées, on revient à Montréal, on les structure dans un système d’information géographique (QGIS) et puis on réalise la modélisation dans un logiciel de statistique (R). Nos observations sont divisées en tronçon d’une minute. Pour chaque tronçon d’une minute, on connaît les niveaux d’exposition au bruit, à la pollution et l’inhalation de polluants. C’est ce qu’on veut expliquer par nos modèles statistiques. On sait sur ce tronçon d’une minute combien de secondes ont été passées sur chacun des types d’axes (artères majeures, rues collectrices, rues résidentielles, etc.). On a aussi la localisation et l’heure précises, donc nous sommes capables d’estimer l’influence à la fois de la journée, de l’heure, du type d’axe emprunté sur les niveaux de pollution à partir de modèles stochastiques.

Est-ce que vous avez des résultats ? Quels seraient les premiers résultats que vous tirez de cette enquête de terrain ?

Commençons par les résultats généraux pour les niveaux de bruit. À Paris, par exemple, on était à 71 décibels en moyenne, à Montréal on était à 68 décibels. À New Delhi, on était à 78 décibels, donc c’est 10 décibels de plus. L’écart est énorme puisque 3 décibels supplémentaires correspondent à une intensité sonore multipliée par 2.

Au regard des niveaux de pollution, à Montréal pour le NO2, on était à 75 µg/m3. À Copenhague on était à 86 et à Paris, sans surprise, on était à 163. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) propose la valeur guide de 200 pour le NO2 (sur une heure) qu’il ne faudrait pas dépasser. À New Delhi, 50% du temps on était au-dessus de 200 avec des pics dépassant 400, donc on était très souvent à une fois et demie les normes de l’OMS. C’est la raison pour laquelle on portait des masques pour se protéger des polluants. Le soir quand on revenait, si on marchait 15 minutes sans masque, on sentait une gêne respiratoire. C’était vraiment très intense. Donc contrairement aux autres villes que j’ai citées, ce n’est pas une ville où je recommanderais de se déplacer à vélo sans masque.

Relativement aux variations selon le type d’axes à New Delhi, quand on roulait sur une rue primaire, le niveau de NO2 était de 55 µg/m3 supérieurs à l’exposition sur une rue résidentielle, toutes choses étant égales par ailleurs. Toujours comparativement à une rue résidentielle, rouler sur une artère majeure augmente l’exposition de 70 µg/m3. Nous n’avions vu ni obtenu de tels coefficients dans les autres collectes.

Autre élément intéressant, toutes choses étant égales par ailleurs, nous n’avons pas observé de variations temporelles du bruit comme dans plusieurs autres villes. Cela signifie que le bruit est constant et fort tout au long de la journée (excepté la nuit), et ce, 7 jours sur 7.

La recherche en question

Philippe Apparicio et le réseau VRM