Métro de Mexico durant la pandémie. Photo : Julie-Anne Boudreau

Recherche et pandémie

Entrevue avec Julie-Anne Boudreau*

Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juin 2020)

Projet piloté par Villes Régions Monde, l’objectif de cette nouvelle rubrique est de mettre en lumière les répercussions de la crise de la COVID-19 sur les projets de recherche en cours des chercheurs du réseau et de certains collaborateurs canadiens et internationaux et de voir si le contexte suscite de nouvelles pistes de recherche en études urbaines.

*Julie-Anne Boudreau est professeure en études urbaines à l’INRS et directrice du partenariat de recherche TRYSPACES – Jeunes et espaces de transformation

Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?

Je travaillais surtout à diriger le partenariat TRYSPACES parce que nous avons des équipes dans quatre villes (Montréal, Mexico, Hanoi et Paris) et il y avait 14 études de cas en cours dans ces villes. En plus de ce travail de coordination et d’animation, je faisais moi-même du travail de terrain à Mexico – où je me trouve toujours d’ailleurs. Il s’agissait d’un projet d’histoire orale sur un marché de rue alternatif qui est présent depuis 40 ans à Mexico – c’est un marché où il se vend des objets qui sont liés à la culture punk ou rock – donc le projet portait sur la façon dont ils ont réussi à prendre la rue pendant 40 ans, tous les samedis. On a fait des ateliers participatifs avec des jeunes ainsi que des entretiens intergénérationnels. Nous étions rendus à organiser la diffusion de ces résultats. Une plateforme Web qui raconte l’histoire du marché est déjà en ligne, mais nous avions prévu la publication d’un ouvrage physique. Comme les gens à qui on parle ont quand même un certain âge, 60 ans et plus, la plateforme Web nous semblait moins appropriée. Nous voulions donc pouvoir offrir un objet physique en plus d’une série d’événements dans le marché de rue et une exposition dans un musée. Toutes ses activités étaient prévues pour septembre 2020, mais elles sont maintenant en suspens.

Marché de rue Chopo, Mexico. Photo : Julie-Anne Boudreau.

L’autre projet sur lequel je travaille en ce moment c’est dans une maison informelle de désintoxication en périphérie de Mexico. On travaille avec des jeunes filles entre 14 et 23 ans qui sont enfermées pour des traitements de désintox et l’objectif est de voir comment elles vivent cet enfermement. C’est aussi un projet en suspens parce qu’on ne peut pas, pour le moment, aller sur le terrain. Une première série d’ateliers a été réalisée, mais nous devions retourner pour faire un suivi et éventuellement une autre série d’ateliers – ça ne peut pas avoir lieu pour le moment.

Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?

Je pense qu’il y a deux impacts principaux. D’abord on ne peut plus concevoir la méthodologie de la même façon, en tout cas pour un certain temps. Nous sommes en train de voir s’il y a moyen de faire quelque chose en numérique, mais c’est difficile! Je travaille avec l’ethnographie, une méthodologie immersive qui repose sur l’interaction et les relations humaines, alors essayer de remplacer ces dynamiques collectives par du numérique, ça ne sera jamais pareil! Les choses sont donc en suspens parce qu’on ne peut pas planifier, on ne peut pas savoir à quel moment on pourra retourner sur le terrain. D’un autre côté, ça entraine malgré tout un effet créatif où il s’agit justement de voir comment faire pour ne pas perdre le contact, parce qu’au-delà du fait que les projets sont reportés à plus tard, ce sont des terrains qui exigent des relations de confiance. Si on coupe le contact, tout est à recommencer.

Ensuite, en plus des études cas, avec TRYSPACES, nous avions prévu une école d’été et une rencontre de mi-parcours avec une soixantaine de personnes provenant des quatre villes, à Paris. Cette rencontre en présentiel est évidemment annulée. C’était le moment que nous avions choisi pour commencer à comparer nos études de cas. Le fait de ne pas tenir cette rencontre a donc certainement un impact. On a décidé de tenir malgré tout un laboratoire numérique avec les membres et on a conçu une série d’activités en ligne (en partie via Zoom), mais ce n’est pas évident à cause du décalage horaire, par exemple entre Mexico et Hanoi. Nous avons tout de même essayé de réfléchir à des façons de susciter des interactions entre les participants en produisant du contenu « à emporter », c’est-à-dire du contenu que les participants peuvent visualiser quand ils peuvent, comme ils peuvent. Ce laboratoire numérique va se tenir en juin 2020, sur une semaine complète. L’objectif est de compenser un peu l’événement qui devait se tenir à Paris pour ne pas perdre une année complète de recherche parce que nous étions rendus à l’étape de la comparaison.

Est-ce que la crise actuelle que nous vivons a entrainé de nouvelles pistes de recherche ?

Elles ne sont pas nécessairement nouvelles, parce qu’avec TRYSPACES, nous avions déjà prévu focaliser notre attention sur les espaces numériques, seulement, nous ne l’avions pas fait jusqu’à présent. Ça nous force donc à le faire maintenant et ça pose également des réflexions nouvelles, c’est-à-dire que le numérique, ce n’est plus juste un espace comme un autre ou juste un outil, mais c’est vraiment un espace de vie, c’est l’espace principal par lequel passent toutes (ou presque) les pratiques de sociabilité en ce moment. C’est certain que l’ampleur que prend le numérique actuellement change la réflexion que nous avions par rapport aux pratiques des jeunes. Ce n’est plus juste de dire qu’il existe l’espace urbain d’un côté et l’espace numérique de l’autre côté et que ces deux espaces s’articulent. Maintenant, la question qu’on se pose, c’est plutôt « qu’est-ce qui arrive quand l’espace numérique prend toute la place ? ». Ça change nos réflexions conceptuelles effectivement. C’est toute une génération de jeunes qui vivent actuellement cette crise et les effets vont les marquer, possiblement beaucoup plus que nous, les adultes.

Par rapport à l’étude de cas sur les centres de désintoxication, c’est certain que les mesures de confinement engendrent toutes sortes de problématiques sociales (hausse de la consommation de drogue et d’alcool, violence domestique, etc) et selon moi, c’est vers là qu’on doit diriger notre attention en tant que chercheure parce qu’on parle beaucoup des conséquences psychologiques, mais peu des conséquences sociales. Ce ne sont pas des problématiques nouvelles, mais dans ce contexte, ça ne veut plus dire la même chose. On est en train d’apprendre des nouvelles formes de sociabilité et on ne sait pas si elles vont durer ou non. Il y a quelques semaines, on pensait encore que ça allait être temporaire, mais on peut penser que beaucoup de choses vont rester. C’est donc vers ces questions que j’aimerais me diriger. C’est difficile de savoir comment à ce stade-ci parce qu’en temps normal, je ferais de l’observation, mais il faut que je trouve de nouvelles méthodes. Si on ne peut plus aller parler aux gens, je ne sais plus comment faire de la recherche.

Maintenant, quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ?

Je pense qu’il y aura des changements suite à cette crise. Sans nécessairement penser que le cadre bâti de la ville sera affecté, les impacts de cette crise touchent les relations humaines. Je pense que même lorsqu’il y aura des mesures de déconfinement, il va rester certains éléments qui vont être ancrés dans le comportement des gens (la distance de deux mètres, la façon dont on se salue), ça va rester présent. Donc si la sociabilité change, tout le reste va changer aussi. Même chose avec nos pratiques de consommation, notre rapport au travail, au temps de travail, la séparation qu’on faisait entre la famille et le travail, l’absence de rituels (mariages, fêtes, funérailles, terrasses, restaurants). Nécessairement on peut penser que la relation avec la rue et les espaces publics ne sera pas la même, on ne la vivra pas de la même façon.

J’espère aussi que certaines choses vont rester. On réalise à présent à quel point la mobilité était excessive. Les choses ralentissent et, bien sûr je pense que les gens vont recommencer à bouger, mais peut-être pas pour des courts voyages – se placer 14 jours en quarantaine à l’aller et au retour, ça ne vaut pas la peine pour un voyage de quelques jours. Après le 11 septembre 2001, les mesures de sécurité avaient beaucoup augmenté et ça avait affecté la mobilité, mais ça n’avait pas affecté le temps. Cette-fois ci, notre rapport au temps est chamboulé. Il faudra voir comment on s’adapte à tout ça. J’espère que certaines choses vont rester, notamment la réflexion sur nos excès des trente dernières années. L’urbanité est en train de changer et il faut se demander ce que ça veut dire.