Recherche et pandémie

Entrevue avec Louis Gaudreau*

Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juillet 2020)

Projet piloté par Villes Régions Monde, l’objectif de cette nouvelle rubrique est de mettre en lumière les répercussions de la crise de la COVID-19 sur les projets de recherche en cours des chercheurs du réseau et de certains collaborateurs canadiens et internationaux et de voir si le contexte suscite de nouvelles pistes de recherche en études urbaines.

*Louis Gaudreau est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal

Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?

Il y a trois projets qui m’ont occupé dans les derniers mois. D’abord, en mars dernier, j’étais en train de finaliser la publication d’un livre sur l’histoire du marché de l’habitation en Amérique du nord. L’ouvrage est maintenant publié et je suis très heureux qu’il ait pu enfin voir le jour malgré les circonstances actuelles. Par chance, les bouleversements des derniers mois n’ont pas trop affecté les résultats puisque c’est un ouvrage d’analyse et de rétrospective. Le regard était plutôt tourné vers le passé.

L’autre projet, qui était sur le point d’être terminé, est une recherche sur l’industrie montréalaise de la promotion immobilière. Avec deux collègues – Gabriel Fauveaud, professeur en géographie à l’Université de Montréal et Marc-André Houle, professeur de sociologie au Cégep Maisonneuve – on avait fait le constat que les dernières recherches sur les acteurs de la production du logement à Montréal dataient des années 1980; elles avaient d’ailleurs été réalisées par vos collègues de l’INRS. Depuis, rien n’a été fait à ce sujet alors qu’on remarque qu’à Montréal, au cours des vingt dernières années, beaucoup de projets de construction immobilière se sont concrétisés. C’était donc le point de départ de cette recherche dans le cadre de laquelle nous avons fait des entretiens avec des promoteurs et des acteurs du financement de l’immobilier. Ça nous a permis de dégager un certain nombre d’hypothèses sur le rôle de cette industrie dans la fabrique de la ville et aussi sur le regard que ces acteurs portent sur les villes qu’ils aspirent à construisent.

Enfin, le troisième projet sur lequel je travaillais – cette fois avec Renaud Goyer, un collègue de l’UQAM, et avec le Comité logement du Plateau-Mont-Royal – portait sur la question des évictions. Ce phénomène existe depuis plusieurs années à Montréal et la plupart du temps, même si on parle d’expulsions résidentielles, elles peuvent prendre différentes formes : reprises de logement, évictions en raison d’une subdivision, d’un agrandissement ou d’un changement d’affectation, ou encore elles peuvent prendre la forme de ce qu’on appelle les « rénovictions ». Bref, on avait commencé à réfléchir ce projet et un de nos objectifs était d’expérimenter une nouvelle méthode pour retracer et documenter les expulsions résidentielles. En fait, le problème qu’on rencontrait (et qu’on rencontre toujours d’ailleurs), c’est que ces expulsions se passent généralement dans le cadre de rapports privés, c’est à dire entre le locataire et le propriétaire. Il n’en existe aucun registre à moins que le cas se retrouve devant la Régie du logement ou que les gens se rendent à leur comité logement pour demander de l’information; ça n’arrive vraiment pas souvent! On voulait en quelque sorte combler ce manque de connaissance et trouver une nouvelle manière de documenter ces expulsions. Pour ce faire, l’arrondissement nous avait fourni la liste de tous les permis de rénovation (7000 au total) qui avaient été accordés au cours des dix dernières années. Bien sûr, tous les gens qui font des rénovations ne le font pas dans le but d’expulser un locataire. Nous avons donc trié ces permis pour garder seulement ceux (environ 300) pour lesquels on jugeait plausible (selon un certain nombre de critères) qu’il y ait eu expulsion. Au printemps 2020, nous voulions vérifier ces informations en parlant aux résidents actuels de ces logements. Notre questionnaire était prêt, notre équipe terrain aussi. On ne savait pas exactement ce que ça allait donner, mais on se disait que c’était peut-être une manière de retracer et de documenter ces cas d’expulsions qui ne sont répertoriés nulle part.

Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?

Le financement du projet sur les expulsions résidentielles venait avec une échéance qui a été assouplie, mais pas suffisamment pour qu’on puisse attendre de voir si, dans un avenir rapproché, il serait possible de faire du porte-à-porte. En ce moment, on pourrait penser que c’est permis, mais à quel point on serait bien reçus chez les gens? Déjà qu’on s’attendait à ne pas toujours être accueillis favorablement, on avait l’impression qu’on allait perdre notre temps. Nous n’avons donc pu faire ce travail qu’avec les cas dont nous avions déjà connaissance parce qu’ils avaient été rapportés au comité logement.

Est-ce que la situation actuelle vous inspire de nouvelles pistes de recherche ?

Dans la foulée de cette crise, ce qui pourrait m’intéresser éventuellement, c’est de voir si le modèle de construction développé au cours des dernières année à Montréal va survivre. Lorsque nous avons interrogé les promoteurs dans le cadre de notre récente recherche, ceux-ci nous ont confirmé que la construction actuelle de logements neufs reposait sur un certain nombre d’ingrédients : des tours de condominiums en hauteur, de forte densité et des logements exigus dont la petite taille est compensée par l’ajout de services privés à l’intérieur de l’immeuble (services de proximité ou espaces de socialisation). Souvent, on va voir dans ces bâtiments des piscines, des salles d’entrainement, des pharmacies au rez-de-chaussée, des lounges ou des terrains de golfs virtuels. C’est donc une façon de compenser le fait que les logements sont plus petits. La question que ça pose en ce moment c’est : est-ce que ce modèle peut survivre à la pandémie ? Les gens vont être appelés à faire du télétravail et le « micro-condo » (on parle 400 ou 500 pieds carrés) pourrait leur apparaître moins adéquat. Il semble aussi y avoir présentement une regain d’intérêt pour la banlieue, surtout si les gens se rendent moins souvent sur leur lieu de travail. Ce modèle était fondé sur le projet de créer une communauté à l’intérieur de l’immeuble et des liens de voisinage, donc une proximité à la fois sociale et spatiale… je ne sais pas à quel point les spas, les lounges ou les piscines vont avoir la cote au cours des prochaines années. Il est un peu tôt pour le dire, mais il faut aussi penser au fait que ces condos sont souvent mis en location à court ou à moyen terme par leur propriétaire (par exemple sur Airbnb) et qu’actuellement, c’est un segment du marché qui est très affecté à Montréal. On visait une clientèle de touristes qui de toute évidence, n’est pas au rendez-vous cette année. On observe d’ailleurs présentement un plus grand nombre de condos à vendre au centre-ville de Montréal, ce qui n’est pas le cas dans les autres quartiers.

Je crois que ce sera intéressant de suivre ça dans les prochains mois, surtout parce que c’est le modèle sur lequel venait s’arrimer les politiques principales municipales de développement du logement abordable. On avait fait le deuil d’exiger des promoteurs qu’ils construisent exclusivement des logements abordables parce que ce n’est pas rentable pour eux, mais on avait ajouté une obligation d’inclure dans leurs projets une part de logements sociaux ou familiaux (ou à proximité) ou encore l’obligation de contribuer à un fonds pour le développement de logements abordables. À mon avis, si le modèle des grands projets haut de gamme est remis en question à cause de la pandémie, c’est la possibilité même des politiques d’inclusion de logement abordable qui sera également remise en question. Ce n’est qu’une hypothèse, ça reste à vérifier bien sûr.

Quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la recherche et sur la ville ?

Pour ce qui est de la recherche, j’aimerais bien qu’on puisse revenir à la normale assez rapidement pour pouvoir faire des projets comme celui qu’on n’a pas pu faire sur le Plateau Mont-Royal. Ceci dit, je pense bien que ça va pouvoir se faire, c’est juste une question de temps.

Après, pour ce qui est des dynamiques du marché du logement, on assiste présentement à une crise du logement. La situation était déjà assez problématique avant la pandémie et je crois que cette crise aurait eu lieu malgré tout, mais la pandémie est venue exacerber certains problèmes. Par exemple, la Régie du logement n’a pas rendu de jugement pendant quelques semaines puisqu’elle était fermée. Or, lorsque les jugements ont été rendus, les délais pour quitter le logement ont été très courts (20 juillet pour ceux dont le bail venait à échéance le 1er juillet). On risque donc de voir davantage de ménages sans logement au cours des prochaines semaines de juillet.

Si j’avais à me prononcer sur l’avenir, je serais de ceux qui pensent que tout porte à croire que les choses risquent de revenir à la normale plutôt que de changer de manière durable. Pourquoi ?  Parce que tous les efforts des pouvoirs publics convergent vers cette option. Dès les premiers jours de la pandémie, le gouvernement fédéral a autorisé la SCHL à injecter 150 milliards de dollars dans le système hypothécaire. Il l’avait fait en 2008 aussi et c’est parce qu’il ne voulait pas que les banques arrêtent de prêter et qu’elles se retrouvent dans une situation où elles pourraient craindre pour leur situation financière et geler le marché du crédit. Cette initiative du gouvernement fédéral continue de nourrir le marché en ce moment. On ne sait pas pour combien de temps encore, mais l’objectif, c’est de rassurer les banques à l’effet qu’il n’y a pas de danger à prêter aux acheteurs parce que le gouvernement pourra leur racheter leurs prêts, et donc se porter garant du risque. L’État prend un risque, engage des fonds publics en quantité considérable, pour que les banques continuent de fonctionner, que les prix continuent à augmenter et que finalement, le marché de l’immobilier continue à opérer sur les mêmes bases qu’auparavant.

Pour que ça change, il faudrait que l’on réalise que des alternatives sont à notre portée. Par exemple, au début des années 1980, la Société d’habitation et de développement de Montréal (SHDM) avait reçu comme mandat de retirer du marché privé des logements pour les mettre en location et les maintenir à des prix abordables. Elle a aujourd’hui à son actif environ 2000 logements et on peut supposer que la majorité d’entre eux sont payés, du moins en grande partie. Elle pourrait se servir de cet actif pour procéder à d’autres acquisitions et ainsi élargir son parc de logements abordables dans des secteurs où ça l’est de moins en moins. C’est à mon avis le genre d’initiative qui pourrait se faire à moindre coût sans dépendre de manière trop importante d’un financement municipal ou provincial. C’est aussi ce qui se fait à Châteauguay, mais par l’entremise d’un organisme communautaire qui s’appelle SOLIDES. Ça m’apparaît une voie assez porteuse, mais le mandat de la SHDM a changé en cours de route et ça ne fait plus partie de ses priorités. Dans tous les cas, le contexte nous fait réaliser qu’il y a un besoin et que des alternatives qui ne mettent pas en péril l’abordabilité des logements existent déjà sans que cela nécessite une grande révolution. C’est davantage une question de volonté politique.