Capsule thématique

La cartographie au service des mémoires collectives urbaines

Septembre 2021

Par Flandrine Lusson, étudiante au doctorat en études urbaines (INRS)

Introduction

La cartographie, comme l’exprimait J.B Harley en 1989, est un outil historique de pouvoir et de contrôle des territoires. Dans sa représentation classique, elle a été utilisée par les puissances occidentales, les États-Nations et les états colonisateurs pour créer de nouvelles frontières et de nouveaux territoires. Outil de gestion des ressources, des espaces et des individus qui y habitent, les cartes enferment l’espace. En tant que mode de communication d’informations spatiales le plus immédiat et effectif, elles se situent toujours à la croisée entre certitude et incertitude, entre savoir et croyance (Kent 2017). Comme le résultat des choix subjectifs de son créateur, la carte sera toujours un point de vue, à un instant T, sur un espace. Cependant, les cartes sont aussi des objets qui voyagent, qui sont produits et reproduits, ancrant et véhiculant certains points de vue sociaux et spatiaux. Elles ont ainsi servi des discours politiques dominants, à valider des opérations militaires inutiles, à reproduire des discriminations, à véhiculer des idéologies racistes, patriarcales et colonisatrices (Harley 2009; Harris 2015; Smith, Tuck et Yang 2019). Mise à part la création de frontières, c’est aussi tout le langage cartographique, fait de symboles, d’images, et de couleurs spécifiques, qui en fait un outil facilement diffusable, mais aussi, qui, en servant à légitimer la cartographie en tant que discipline scientifique, a été fortement critiqué pour sa faible remise en question à travers l’histoire.

Pour répondre à ces enjeux, un large mouvement de déconstruction de la méthode cartographique et des savoirs cartographiques s’est mis en place depuis les années 1980. Ce mouvement, issu des milieux artistiques, militants et académiques, appelle à un renouveau de la cartographie, à l’interrogation en profondeur de l’éthique cartographique et de la réalité sociale qu’elle expose. Dans ce cadre, la carte devient un fort stimulus pour réfléchir sur des problèmes. Elle permet de poser, d’analyser et de critiquer de nombreux enjeux mondiaux, de destructions d’habitats jusqu’aux migrations environnementales de réfugié.es (Kent 2017).

Cette capsule thématique va revenir sur cette histoire de la déconstruction des cartes. Elle va ensuite présenter synthétiquement des projets et des nouvelles formes de représentations et méthodes cartographiques. Enfin, nous verrons comment les cartes peuvent être utilisées, en sciences sociales, pour favoriser la restauration de mémoires collectives urbaines et participer à rendre visible les traumatismes du passé.

Histoire de la cartographie et de sa déconstruction

La cartographie a toujours été au centre de la discipline géographique. En tant que méthode, elle a aussi aidé à sa légitimation. Toutefois,  il faut voir la carte comme une construction sociale d’une certaine forme de savoir. Sa construction et son interprétation sont toujours liées à un certain point de vue du social. J.B. Harley parlera même d’une forme de manipulation du savoir (2009). En effet, les cartes ont été utilisées à travers l’histoire pour conquérir, coloniser, s’approprier des territoires et réorganiser l’espace : c’est le pouvoir d’éloquence des cartes. La carte est une image, et par là même, elle exprime un certain discours, sur le paysage, sur la morphologie des espaces, sur la description des objets du monde. La carte est une forme de langage, simplifié, schématisé, parlé sous forme de signes et de couleurs. Mais c’est sa description en tant qu’outil scientifique, proposant une image scientifique, peu controversée, qui interroge, et qui en fait un outil de pouvoir, produisant des mythes. La carte démontre ce qui appartient et ce qui n’appartient pas, et à qui appartiennent ces espaces (États, entreprises, individus). Dans ce sens, la carte divise et contrôle l’espace. Elle régule légalement l’appropriation des terres, et énonce un certain ordre social. Les cartes disciplinent l’espace et empiètent de « manière invisible » sur la vie quotidienne des gens ordinaires (Harley 2009). Autrement dit, la morphologie spatiale va orienter les déplacements des individus et leurs pratiques spatiales (résidence, emploi, loisirs) et sociales (type de relations interpersonnelles en fonction du lieu et du mode de vie). Ainsi, le tracé cartographique exclu autant qu’il enferme : il divise les quartiers, villes, régions et pays, il produit des frontières sociales et spatiales. En tant qu’objet simplifié, il ne peut exposer dans son intégralité la diversité du monde. Le.la cartographe le sait et il.elle doit par conséquent choisir ce qui va y apparaître ou pas.

Ces pratiques et savoirs ont été vivement dénoncés, notamment par J.B. Harley dans son article populaire Deconstructing the Map en 1989 dans lequel il appelait à analyser, à critiquer et à déconstruire les discours cartographiques à travers l’histoire. Son objectif était surtout d’apporter un regard particulier sur le « silence des cartes », ce qu’elles ne disent pas plutôt que sur ce qu’elles disent. Par exemple, en analysant les cartes des explorateurs occidentaux en Afrique entre les XVI et XIXe siècle, il s’agit de dénoncer les stéréotypes raciaux et culturels imagés, qui ont parfois toujours aujourd’hui des effets sur les représentations individuelles et collectives des espaces. En regardant la pratique du RedLining, menée entre les années 1930 et 1970 aux États-Unis, le but est de décrire comment les cartes ont servi à intensifier les ségrégations raciales de nombreuses villes aux États-Unis en limitant à certains quartiers l’accès aux services de base (eau, électricité, modes de transport, infrastructures, services…) afin d’encourager les acteurs économiques à ne pas investir ces quartiers « à problèmes » (Hillier 2003). En effet, le Redlining est une pratique cartographique qui a été utilisée en aménagement du territoire pour surligner en rouge les quartiers urbains « sous-développés ». Ces cartes étaient produites par les gouvernements urbains à destination des investisseurs économiques et des promoteurs immobiliers afin de leurs indiquer les quartiers les plus et les moins intéressants pour investir. Ces pratiques ont toujours des répercutions aujourd’hui : les quartiers surlignés en rouge sur les cartes de l’époque, sont encore aujourd’hui considérés comme étant les plus pauvres, racisés et en manque d’infrastructures et de services.

Ces exemples ne sont pas uniquement historiques. L’utilisation de cartes pour servir des discours politiques, économiques et de développement territorial est toujours d’actualité. Par exemple, lors du tremblement de terre de 2010 en Haïti, les États-Unis ont apporté leur aide humanitaire, mais ont décidé de retirer certains quartiers des zones à intervenir en interdisant au personnel d’y accéder. Ces quartiers, parmi les plus pauvres et les plus sinistrés, étaient surtout des quartiers qui se revendiquaient de l’opposant au pouvoir soutenu par les États-Unis, le Canada et la France (Briere 2019).

D’autres exemples récents sont également pertinents pour voir les jeux politiques qui se jouent avec l’utilisation des cartes et les effets que cela produits sur les individus. Le cas des cartes de propagande utilisées par les camps pro-brexit et anti-brexit en 2017 est un bon exemple. Le camp anti-brexit a choisi d’imager sous forme de cartoon les relations entre le Royaume-Uni et le reste de l’Europe. Cette « carte » présente le Royaume-Uni comme leader de l’Europe, celui censé mener l’Europe (représenté par un hippopotame bleu) et la conduire dans la bonne voie du développement économique et social[1]. De son côté, le camp pro-brexit choisira une représentation plus classique, mais distordue, qui mettra en avant un discours anti-immigration, propulsé par des chiffres forts en gros caractères, des flèches épaisses et la couleur rouge pour indiquer le risque à rester en Europe et à se faire envahir par une population étrangère (voir les deux images dans le lien. Ces cartes déforment la réalité du sociale, mais selon Kent (2016), elles ont bien fonctionné pour faire sortir le Royaume-Uni de l’Europe.

Un dernier exemple pertinent est celui de l’utilisation des cartes, principalement en ligne et interactives, dans le cadre de la pandémie de la COVID-19.  En effet, la pandémie a particulièrement mis à l’ordre du jour l’utilisation des cartes, à grande échelle, pour exposer l’évolution de cas et de morts à l’échelle mondiale. Ces cartes faites de noir et de rouge, proposent de suivre en temps réel les augmentations fulgurantes de cas dans les différentes parties du monde. Si elles ont permis d’approfondir la compréhension de l’impact de la COVID-19, elles ont servi à justifier les discours et les mesures politico-sanitaires des États et à provoquer une anxiété généralisée auprès de la population (Kent 2020).

Une carte exprime des valeurs, culturelles et politiques (Harley 2009). L’utilisation particulière de couleurs, de symboles, du type de projection ou de généralisation peut influencer notre attitude par rapport aux espaces ou aux lieux et nous appelle à voir un problème d’un certain point de vue. Une cartographie critique doit ainsi encourager une profonde interrogation et entrainer un examen des choix qui ont menés à la production des cartes. La représentation, toujours subjective, liée à des choix divers, invite à une certaine prise de conscience, à une réflexion et une transparence tant pour le processus de production (design) que pour son utilisation (Kent 2016).

Les nouvelles cartes

Le développement d’une nouvelle éthique cartographique passe par la multiplication de cartes et de productions cartographiques d’autres mondes et d’autres espaces en valorisant la diversité sociale et culturelle. Cela passe par deux principaux éléments : d’abord décentrer la carte du monde scientifique et des experts, autrement dit démocratiser la production cartographique. Puis, faire entendre les voies des populations marginalisées des productions cartographiques dominantes et rendre visible des réalités sociales peu exprimées. Voir Atlas of Radical Geography.

Pour ce faire, une diversité de nouvelles formes cartographiques voient le jour depuis les années 1980. Voici quelques exemples de ces (nombreuses) nouvelles cartes, produites par des groupes de recherche variés à travers le monde :

Ces variétés de thèmes et enjeux démontrent la dynamique de démocratisation de la production et de l’usage des cartes, mais aussi son interdisciplinarité. Les cartes permettent de comprendre des enjeux locaux et globaux, de les rendre visibles et de les vulgariser.

Appelées contre-cartographie, cartographie radicale, cartographie alternative, cartographie du quotidien, cartographie ludique, cartographie sensible, affective et expérientielle, cartographie narrative, ou encore cartographie indisciplinée, ces nouvelles cartes utilisent aussi de plus en plus des méthodes participatives, amenant à la production de cartographies communautaires, de cartographies habitantes (voir lien) et de cartographies autochtones, réalisées par exemple par les membres des Premières Nations au Canada (Palsky 2013). Ces cartes ont pour finalités de problématiser des réalités sociales, d’exposer les relations quotidiennes entre des individus et leurs espaces de vie, de partager des parcours de vie de groupes sociaux aux réalités diverses, de valoriser des cultures, traditions et modes de vie à travers le monde.

Google and Winyama have developed a set of icons to help Aboriginal and Torres Strait Islander communities map cultural and natural resources using Google’s mapping tools (ie: Google Earth, Google My Maps) or other applications that accept custom icons. These icons were designed by Dennis Golding, a Freelance Designer with Google’s Creative Lab and a descendant of the Kamilaroi/Gamillaraay people from the North West of New South Wales to represent a broad range of Indigenous experience like subsistence harvesting, cultural and sacred sites.

Lance de chasse traditionnelle / Traditional Huntin Spear

Rivière / River

Cérémonie / Ceremony

Aussi et surtout, ces démarches cartographiques peuvent servir à subvertir un pouvoir, et à se réapproprier des ressources, des territoires et des droits, c’est particulièrement le cas des démarches de cartographies autochtones. Celles-ci visent à démontrer quels sont les territoires (land) historiques et les usages réels de ces espaces par rapport à ce que les cartes officielles ont tentées de délimiter et réduire. En contexte de conflits sur l’usage des terres, ces cartes peuvent aussi permettre d’ouvrir un dialogue avec les gouvernements, locaux et supralocaux afin de transformer les usages et de modifier les lois en place, faisant valoir, par exemple dans le cas du Cameroun, le droit coutumier face aux lois étatiques sur la distribution des terres agricoles. En fonction de la finalité de ces démarches, les codes et couleurs changeront. Dans le cas des cartographies autochtones qui cherchent à valoriser des droits et savoirs ancestraux, la langue et les symboles traditionnels priment sur une représentation classique.

De nombreux artistes utilisent également la cartographie dans des formes très variées pour proposer tant des métaphores, subjectivités et imaginaires spatiaux que pour dénoncer des dynamiques géopolitiques mondiales. Voir Les Cartes imaginaire de Jerry Gretzinger.

Dans le cadre de recherches en sciences sociales, les cartes peuvent être utilisées de façons différentes. Elles peuvent, par exemple, être utilisées comme un outil au service d’une recherche. C’est le cas lorsque des chercheur.ses utilisent des cartes existantes pour ouvrir un dialogue sur un espace : le ou la chercheur.se peut amener des cartes lors d’une entrevue semi-dirigée afin de faciliter la discussion sur un espace large (ville, région, province, État, etc.) ou pour orienter le dialogue sur des lieux précis. Dans le cadre de recherches, les chercheur.ses ont de plus en plus recours aux cartes mentales ou cognitives. Il s’agit de demander à un individu de reproduire mentalement un espace, sa ville, son quartier, sa rue, son parcours quotidien. Ces cartes peuvent être comparées d’une multitude de façons afin de mieux comprendre les déplacements des individus et leurs utilisations de l’espace. Cela peut notamment favoriser la compréhension de la mobilité urbaine, de l’utilisation de l’espace public par des jeunes et moins jeunes ou de la relation genrée à l’espace.

Également, plus qu’un outil, la démarche cartographique peut aussi être comprise comme un processus de création et de réflexion collective sur un espace. Chercheur.ses et praticien.nes vont, dans ce cadre, organiser des ateliers de production de cartes, et ces démarches peuvent avoir des finalités sociales plus fortes. Par exemple, elles peuvent favoriser le lien social, la réflexion collective sur le devenir d’un espace, l’empowerment[2] de communautés pour favoriser, par exemple, la réappropriation de terres agricoles, et devenir ainsi une arme politique pour agir sur des dynamiques sociales.

En revanche, ces cartes peuvent aussi produire un effet inverse. Même au sein de processus participatifs, la carte reste un objet simplifié et subjectif, représentant un certain point de vue à un instant T. Elle ne devrait donc pas être vue comme l’expression d’une seule et unique réalité, ou encore être généralisée à plus grande échelle. Ces démarches ne prennent en compte qu’un petit nombre d’individus. Les cartes sont donc toujours en mouvement, elles ne stagnent pas, elles évoluent au contact des représentations de chaque individu. Ainsi, l’interprétation d’une carte devrait être la plus contextualisée possible et lorsqu’une démarche d’analyse de ces cartes se met en place (par exemple pour un projet de développement urbain participatif), celle-ci se ferait à partir des discours de ceux et celles qui ont contribué.es à sa production. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de la production de ces cartes ou de leur analyse, une question centrale devrait être posée : quels savoirs sont réellement inclus et lesquels ont été exclus de ces dispositifs ? (Palsky 2013). Certaines démarches participatives, largement utilisées par des organisations internationales qui mènent des projets participatifs sur le terrain, ont été instrumentalisées, amenant à leur dépolitisation et ne produisant pas les effets de transformation sociale annoncés.

Ces cartes vont ancrer un discours, sur papier ou sur une plateforme numérique, et il est nécessaire de se demander si ce discours aura des répercussions positives ou négatives. Elles peuvent, dans certains cas, contribuer à reproduire des stéréotypes et formes de dominations raciales, patriarcales et colonisatrices, autant dans les discours inscrits sur les cartes, que dans les rapports entre les participant.es à la démarche. Par exemple, une carte produite selon la méthode cartographique scientifique n’est pas accessible à toutes et à tous, elle emploie un langage spécifique qui demande une certaine connaissance pour la comprendre, la lire et l’analyser, d’autant plus avec la technologie des SIG (Système d’Information Géographique). L’utilisation de cartes pour des recherches empiriques doit prendre en considération ce décalage potentiel et demande de s’adapter au public concerné. Ainsi, valider les résultats avec les participant.es, évaluer les mécanismes utilisés tout au long de la démarche ainsi que les discours et les effets qu’ils produisent (ou reproduisent) font partie intégrante de ces recherches, mais ont souvent été laissés de côté.

Utiliser les cartes pour restaurer des mémoires collectives

La carte permet de produire des savoirs géographiques, de rendre visible des savoirs locaux et de mieux comprendre les interactions entre les individus et l’environnement spatial. Elle peut également être particulièrement utile pour rendre visible des réalités historiques oubliées et des mémoires collectives opprimées face aux histoires officielles. C’est ce que  Williams (2021) a par exemple essayé de faire en menant des démarches de cartographie de mémoires transgénérationnelles, c’est-à-dire qui sont transmises de générations en générations et créent ou rompent certaines relations entre les individus et l’espace. D’autres ont tenté de cartographier en Europe, Amérique du Nord et Australie, la performance et la transmission de mémoires liées à des événements post-traumatiques (Milhǎilescu, Oltean et Precup 2014). En tant qu’outil de résistance (Crampton 2009), ces cartes permettent de ne pas oublier et de comprendre l’impact sur le long terme d’événements passés sur la vie quotidienne des individus. Les territoires changent à travers le temps, les frontières bougent et les traces s’effacent peu à peu si elles ne sont pas investies. C’est par exemple ce que l’association Interphaz (France) a cherché a éviter avec sa démarche participative et habitante Cart’ier qui ancre dans une carte le patrimoine culturel, artistique et immatériel d’un quartier en forte transformation, dont certaines friches urbaines seront amenées à être démolies.

Le quartier de Cabbagetown, aux États-Unis, a vécu une démarche similaire. Cabbagetown est l’un des plus vieux quartiers de la classe populaire d’Atlanta, fondé en 1880. Aujourd’hui, sa population souffre de la gentrification et de la conversion des logements en lofts. Ce projet, mené par Crampton et des membres du Séminaire de Cartographie de 2002, visait à comprendre comment les mémoires de ce quartier peuvent, à travers le processus cartographique, permettre de revaloriser une identité spatiale spécifique à ce quartier unique pour son histoire, et comment elles peuvent être rendues accessibles à ses résident.es actuel.les. En travaillant avec des leaders communautaires et des résident.es, l’équipe de recherche a tenté de reproduire, sur un SIG, l’expérience de vie quotidienne au sein du quartier, par rapport aux représentations externes a celui-ci. Le processus a pour objectif ici de se rappeler le passé et d’inscrire des biographies au sein de cartes, opposées aux récits dominants (Crampton 2002).

Se rappeler et exposer des mémoires liés à des événements spécifiques peut également prendre des formes très variées. Ainsi, Fileborn (2021) a utilisé la cartographie pour dénoncer le harcèlement de rue, et visibiliser des récits de femmes et personnes issues des communautés LGBTQIA2E. Ces récits évoquent des événements passés, parfois oubliés volontairement, dont le processus cartographique, en liant des histoires à des espaces, mais aussi en se faisant de façon collective et collaborative, permettent aux participant.es de se souvenir. En libérant la parole et en visibilisant des réalités quotidiennes, ce processus peut aider à prendre davantage en considération, politiquement et socialement, ces réalités. Il faut toutefois demeurer prudent parce que face à des souvenirs douloureux, le processus peut aussi avoir des effets psychologiques négatifs et mettre en danger ces personnes qui s’autorisent à rendre public leur propre vécu.

À titre de dernier exemple, la plateforme en opensource, Atlascine, développée par le laboratoire Geomedia de l’université Concordia à Montréal, a cherché de son côté à cartographier des histoires individuelles de personnes en exil. Utilisant une technologie avancée, elle permet d’intégrer des récits écrits, des extraits vocaux et même des performances vidéo afin de suivre cartographiquement les parcours de vie d’individus. En 2017, elle a été utilisée pour cartographie les histoires de vie de 10 personnes en exil, issues du Rwanda et d’Haïti. À partir de vidéos réalisées pour le projet Montréal Life Stories of Exile, des cartes ont été produites par l’équipe de recherche, puis évaluées lors d’entrevues individuelles avec les participant.es. Le projet a enfin débouché sur des ateliers de production cartographique par les participant.es eux-mêmes avec des artistes graphistes, intégrant des supports variés (photos, textes, performance artistique) (De Nardi et al. 2019).

Ces exemples interrogent plus largement comment des acteurs politiques, universitaires, et non-professionnels peuvent travailler ensemble pour mettre en valeur des mémoires partagées par des individus et des groupes sociaux.

Conclusion

La cartographie est à l’interface entre la science, l’art et la technologie (Kent 2009). Elle peut donc prendre des formes plurielles, des cartes dessinées historiques, aux cartes artistiques, en passant par les cartes participatives et les cartes SIG en ligne. Cette capsule a essayé de présenter un horizon des possibilités cartographiques, et il y en a de nombreuses autres. Les municipalités et les associations utilisent de plus en plus la cartographie interactive en ligne pour rendre visible des politiques alternatives et pour développer le tourisme : carte des jardins communautaires, carte de parcours de street art, carte des lieux insolites, etc. Entre technologies opensource et Big Data, les cartes sont aujourd’hui partout et font partie de notre quotidien pour se déplacer et se repérer dans l’espace, ou encore pour avoir des avis sur le type de restaurant à essayer. Toutefois, il faut se rappeler que les nouvelles cartographies abordées ici ont d’abord un objectif politique, tant dans leurs démarches de production que leurs usages. Produire une carte est un acte politique, mais qui se veut ici transparent et volontaire. D’un point de vue critique, ces cartes répondent au mots d’ordre du mouvement de déconstruction des cartes : map or be mapped (cartographie ou soit cartographié.e). Finalement, une cartographie critique est une participation à la vie politique d’un espace. Elle a pour objectif de participer activement à la production de savoirs et à les partager, de façon vulgarisée et accessible. C’est aussi une éthique, c’est-à-dire comprendre ce qui est vrai ou faux, dit ou non-dit et comment cela impacte ou peut améliorer la vie des individus. Enfin, ces cartographies, en produisant de nouveaux savoirs, peuvent informer les politiques et les orienter. Elles peuvent donc être menées à plusieurs, intégrer des acteurs divers, habitant.es, associations, acteurs publics et privés, du moment que la démarche est partagée et consciente.

[1] Cette image est décrite comme carte par Kent car elle utilise les couleurs et symboles cartographiques.

[2] L’empowerment se définit comme l’augmentation des capacités et de l’autonomie des individus.

Bibliographie / Pour en savoir plus

Crampton, Jeremy W. 2002. « Thinking Philosophically in Cartography: Toward A Critical Politics of Mapping. » Cartographic Perspectives (41): 4‑23. doi:10.14714/CP41.561.

De Nardi, Sarah, Hilary Orange, Steven C. High et Eerika Koskinen-Koivisto, dir. 2019. The Routledge handbook of memory and place. Abingdon, Oxon ; New York, NY: Routledge.

Fileborn, Bianca. 2021. « Digital Mapping as Feminist Method: Critical Reflections. » Qualitative Research

Harley, J. Brian. 2009. « Maps, Knowledge, and Power. » In Geographic Thought : A Praxis Perspective, sous la dir. de George L. Henderson et Marvin Waterstone, 129‑148. s.l.: Routledge.

Harris, Leila M. 2015. « Deconstructing the Map after 25 Years: Furthering Engagements with Social Theory. » Cartographica: The International Journal for Geographic Information and Geovisualization 50 (1): 50‑53.

Hillier, Amy E. 2003. « Spatial Analysis of Historical Redlining: A Methodological Exploration. » Journal of Housing Research 14 (1). American Real Estate Society: 137‑167.

Kent, Alexander. 2016. « Political Cartography: From Bertin to Brexit. » The Cartographic Journal 53 (3): 199‑201.

———. 2017. « Trust Me, I’m a Cartographer: Post-Truth and the Problem of Acritical Cartography. » The Cartographic Journal 54 (3): 193‑195.

Kent, Alexander J. 2020. « Mapping and Counter-Mapping COVID-19: From Crisis to Cartocracy. » The Cartographic Journal 57 (3): 187‑195.

Milhǎilescu, Dana, Roxana Oltean et Mihaela Precup, dir. 2014. Mapping Generations of Traumatic Memory in American Narratives, 1. published. Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars Publishing.

Palsky, Gilles. 2013. « Cartographie participative, cartographie indisciplinée. » L’Information géographique 77 (4): 10.

Smith, Linda Tuhiwai, Eve Tuck et K. Wayne Yang, dir. 2019. Indigenous and decolonizing studies in education: mapping the long view. Indigenous and decolonizing studies in education. New York: Routledge.

Williams, Nigel. 2021. « Mapping the Generations: Survey of the Literature on Multigenerational Memory. » In Mapping Social Memory, Nigel Williams, 41‑80. Studies in the Psychosocial. Cham: Springer International Publishing.

Liens

Atlas of Radical Geography

Carte Cart’ier

Bianca’s Street Harassment Map – Google Mes cartes

Reflections on (mapping) street harassment — Achieving Justice For Street Harassment

AtlasCine: An Online Cartographic Application to Map Your Story

Géographie subjective

Native Land

Mapping Inequality Redlining in New Deal Americ

Cinématographie

Briere, Elaine. 2019. « Haiti Betrayed ». Documentaire. 1h30. Conseil des arts du Canada. British Columbia arts council.

Pour aller plus loin

Visions Carto

Cartographie radicale, Le Monde diplomatique, février 2013

Cartographie actuelle, un dossier de la Revue Captures, mai 2020