Créateur :Carlos ZGZ / FLICKR. License créative commons (CC-2.0)
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Capsule thématique – La ville genrée : comprendre et repenser l’espace urbain

Par Marie-Étienne Melançon, diplômée de la maîtrise en aménagement (Université de Montréal)

Introduction

L’urbanisme façonne nos villes, nos quartiers et nos modes de vie, mais ces espaces ne sont ni neutres ni universels : ils sont le reflet des dynamiques sociales qui traversent nos sociétés. Parmi ces dynamiques, la question du genre joue un rôle important dans la manière dont les individus vivent et se déplacent dans la ville, accèdent aux services, interagissent avec l’espace et s’y expriment. Pourtant, l’urbanisme a pendant longtemps été pensé à partir d’une perspective dominante qui n’a pas toujours su tenir compte des réalités et des besoins spécifiques d’un plus grand éventail de personnes, notamment les femmes et les minorités de genre.

Ce texte examine la relation entre genre et espace urbain en explorant comment la ville peut à la fois reproduire et renforcer les inégalités de genre, mais aussi être un levier de transformation sociale. Il met en lumière les critiques féministes de l’urbanisme et les initiatives qui visent à rendre les villes plus inclusives.

Finalement, par l’exemple du graffiti et du street art faits par des femmes, nous verrons que ces formes d’expression artistique peuvent refléter les dynamiques de genre dans l’espace urbain et aider à mieux comprendre la place qu’occupent les femmes dans cet espace.

Quelle est la relation entre le genre et l’espace?

« L’espace n’est pas simplement un arrière-plan, un cadre sur lequel les actions humaines ont lieu, mais il est aussi un producteur de significations et un reproducteur des mécanismes et des dynamiques sociales. » (Borghi, 2012)

Les espaces publics sont le reflet de notre société. Ce sont des espaces où peuvent s’exprimer les inégalités, notamment celles du genre. La littérature féministe contemporaine adopte une définition élargie du genre, cherchant à inclure les intérêts des groupes discriminés en raison de leur orientation sexuelle, de leur identité ou de leur composition familiale. Plutôt qu’une simple catégorisation binaire, le genre y est envisagé comme un concept fluide, façonné par les actions, les interactions sociales et le contexte culturel, plutôt que par une essence immuable (Spain, 2014). Le genre évolue au fil du temps et se définit davantage par ce que l’on fait que par ce que l’on est.

Cette perspective met en évidence le caractère dynamique du genre, qui ne se limite pas aux identités individuelles, mais se manifeste aussi dans les structures et les espaces que nous habitons. Selon Spain (2014), si l’espace reflète les normes sociales, il incarne également les rapports de genre. Puisque le genre change en fonction des constructions sociales qui sont en mutation, l’espace est lui aussi en changement. En ce sens, le monde urbain a été identifié depuis un moment maintenant comme une échelle spatiale clé à travers laquelle le genre est vécu et constitué (Burgess, 2008; Moghadam et Rafieian, 2019). L’espace urbain en tant que construction sociale matérielle module la manière dont les identités et relations de genre sont renforcées ou modifiées, et vice-versa (Bondi et Rose, 2003; Burgess, 2008).

Plus qu’un cadre physique, l’espace urbain est un environnement imprégné de rapports de pouvoir et d’exclusions. Il n’est pas neutre : il reflète et renforce les normes de genre dominantes. Par exemple, dans les sociétés plus conservatrices, les femmes sont encore confrontées à des défis dans l’espace urbain, car les traditions et les normes de genre sont fortes. Les normes concernant le genre sont, en effet, reflétées dans la manière dont les individus agissent et elles attribuent des traits spécifiques à chaque groupe genré (Moghadam et Rafieian, 2019), puisque le genre ne se réduit pas seulement à la catégorie descriptive d’un homme ou d’une femme, mais est plutôt une construction sociale, un processus relationnel et un rapport de pouvoir (ibid.). En ce sens, la ville est l’un des contextes spatiaux dans lequel se manifestent les dynamiques de genre et les rapports de pouvoir.

L’approche féministe en aménagement

Les critiques féministes de l’aménagement des années 1970 ont démontré que les femmessont désavantagées par un espace et un cadre bâti pensés par et pour les hommes (Banque mondiale, 2020; Moghadam et Rafieian, 2019; Raibaud, 2015; Van den Berg, 2017). Ces critiques constituent le premier tournant du changement de paradigme sur la question du genre et de la place qu’occupe la femme dans l’espace urbain. On se questionne alors sur le rôle des disciplines de l’aménagement de la ville dans la mise en place et le maintien d’iniquités fondées sur le genre et le sexe (Banque mondiale, 2020). La place privilégiée qu’occupe l’homme est explicitée : lui occupe un emploi, alors que la femme est mère au foyer, deux archétypes personnifiés de la société occidentale et binaire du siècle dernier. Le fait que les espaces de mobilité, d’habitation et de loisir soient tous conçus par et pour des hommes, avec peu ou pas de considération pour les diversités de genre, est mis en lumière. Les théories féministes se prononcent donc sur l’exclusion dessinée et volontaire des femmes de l’espace public.

Le deuxième tournant est l’apparition de l’urbanisme sécuritaire. Deux figures de proue de ce mouvement sont l’urbaniste et architecte Oscar Newman et le criminologue Clarence Ray Jeffrey, qui ont respectivement créé et approfondi le concept de prévention du crime au moyen du design de l’environnement (Crime Prevention through Environmental Design). Ce concept souligne le rôle du design de la ville dans la facilitation ou, idéalement, la prévention de crimes. Ces chercheurs se prononcent notamment sur les violences et les crimes basés sur le genre (Banque mondiale, 2020). Les enjeux de sécurité pour les diversités de genre dans la ville sont ainsi mis en évidence et les disciplines de l’aménagement sont reconnues comme ayant le pouvoir d’intervenir, de manière positive ou négative, sur ces enjeux.

Ces nouveaux apports théoriques ont permis aux disciplines de l’aménagement d’entamer une réflexion pour aménager un espace urbain plus inclusif. Dans ce contexte, l’approche du genre en planification, et plus particulièrement en urbanisme, cherche à résoudre les problèmes rencontrés par les femmes et les minorités de genre dans les villes. (Burgess, 2008). Adopter une perspective de genre permet de mieux comprendre comment les normes de genre ont influencé notre environnement bâti, l’utilisation du sol, les réseaux de transport ainsi que les lieux auxquels nous donnons un sens et qui déterminent nos façons de vivre, de travailler et de nous déplacer. Ces normes se reflètent ainsi à travers ces éléments spatiaux et viennent renforcer les inégalités de genre et maintenir les rôles traditionnels de genre à l’intérieur des sociétés (Moghadam et Rafieian, 2019).

Des initiatives comme le paritarisme (gender mainstreaming) (Burgess, 2008) existent aujourd’hui pour répondre à ces problématiques. À cet effet, la Ville de Montréal semble particulièrement avancée dans le projet d’égalité entre les hommes et les femmes (Biarrotte, 2017). Il demeure toutefois que les femmes subissent encore des inégalités économiques et sociales ainsi que des violences (Beebeejaun, 2017) et que le paritarisme n’est pas suffisant (Biarrotte, 2017).

Effectivement, cette approche se caractérise souvent par des outils bureaucratiques qui confèrent des propensions essentialistes à la définition de ce que signifie être une femme aujourd’hui et qui ne témoignent pas de la réalité quotidienne des femmes (Biarrotte, 2017).

En réalité, pour répondre efficacement aux problèmes de genre par les disciplines de l’aménagement, une plus grande synergie doit être établie entre l’approche du paritarisme et les études portant sur les femmes et la ville. Plus encore, il est nécessaire de recueillir l’avis et l’expérience réelle des femmes afin d’élaborer des pratiques d’aménagement réellement émancipatrices (Beebeejaun, 2017; Biarrotte, 2017; Sandercock et Forsyth, 1992).

Graffiti et street art faits par des femmes : des formes de manifestation des questions de genre dans l’espace urbain

Les rapports de genre influencent la manière dont les individus fréquentent la ville et s’y déplacent, mais aussi la façon dont ils s’y expriment. L’art urbain, en tant que mode d’appropriation de l’espace, n’échappe pas à ces dynamiques. Les inégalités de genre y sont particulièrement visibles, notamment dans les sous-cultures du graffiti et du street art auxquelles les femmes participent de plus en plus.

Graffiti fait par une graffeuse féminine à Montréal
Crédits photo : Marie-Étienne Melançon, 2023

Au sein de ces sous-cultures traditionnellement masculines, les femmes font face à des défis considérables pour s’exprimer au moyen du graffiti et du street art: obstacles liés à l’accès à l’espace public, à la reconnaissance de leur travail et à la perception sociale de leur implication dans ces domaines (Macdonald, 2016; Pabón, 2016). Les femmes ont longtemps été invisibilisées dans les pratiques du graffiti et du street art, ce qui a eu pour conséquences directes de décourager les artistes féminines de s’y engager activement et de limiter leurs opportunités d’être reconnues et valorisées de la même manière que leurs homologues masculins (Macdonald, 2016; Pabón, 2016).

Parmi les défis que les femmes peuvent rencontrer, certains sont directement liés au domaine de l’urbanisme, en raison des dynamiques de genre spécifiques qui se spatialisent dans le milieu urbain (Spain, 2014). Ainsi, les femmes sont confrontées au harcèlement de rue et à la violence dans l’espace public (Banque mondiale, 2020; Moghadam et Rafieian, 2019). Elles doivent composer avec les risques inhérents à la pratique sur surface non autorisée, tels que les arrestations et les amendes, qui sont par la suite amplifiés par les dangers supplémentaires qui les guettent lorsqu’elles évoluent dans l’espace urbain la nuit, lesquels engendrent un sentiment d’insécurité.

De plus, les politiques de tolérance zéro et les normes afférentes véhiculent une perception négative de ces pratiques artistiques, ce qui compromet d’autant plus la participation des femmes (Mcauliffe, 2012). Par ailleurs, si elles choisissent de s’engager dans des pratiques autorisées, les femmes font tout de même face à de la discrimination liée à leur genre. Cette discrimination peut revêtir différentes formes, notamment des possibilités professionnelles moindres par rapport à leurs homologues masculins, en partie attribuables à leur invisibilité dans ce domaine, engendrant un manque de reconnaissance professionnelle (Pabón, 2016). Le choix de pratiques autorisées n’élimine donc pas les défis pour les femmes, puisque la discrimination de genre persiste dans la reconnaissance de leur compétence.

En élargissant la réflexion à l’expression artistique, le graffiti et le street art réalisés par les femmes deviennent des moyens puissants pour remettre en question les normes de genre dans l’espace urbain. Ces formes d’expression offrent une plateforme pour exprimer des perspectives souvent marginalisées, déconstruire les stéréotypes de genre et redéfinir les espaces publics. L’application des approches féministes à l’espace et au genre permet de rendre visibles les contributions et les expériences sous-représentées des femmes dans les domaines du graffiti et du street art, mais également dans l’espace urbain.

Conclusion

L’analyse des questions de genre liées à l’urbanisme met en évidence les dynamiques complexes et les inégalités existantes dans les espaces urbains, notamment dans le contexte du graffiti et du street art. Le genre, en tant que concept fluide et socialement construit, joue un rôle essentiel dans la manière dont les identités et les relations de genre sont renforcées ou modifiées dans la société.

De plus, les féministes ont soulevé des questions fondamentales quant au fait que les espaces urbains sont conçus en fonction des besoins des hommes, reléguant les femmes et les minorités de genre à des rôles et des espaces secondaires. L’approche du genre en urbanisme vise à résoudre ces problèmes, en reconnaissant comment les notions de masculinité et de féminité influencent notre environnement bâti, notre façon de vivre, de travailler et de nous déplacer. Les normes de genre sont également présentes dans les sous-cultures du graffiti et du street art, où les femmes sont souvent marginalisées et sous-représentées. Les stéréotypes associés à ces formes d’expression créatives renforcent les inégalités de genre et perpétuent l’idée que seuls les hommes peuvent produire des graffitis et du street art. L’application d’approches féministes à l’espace et au genre permet de rendre visibles les contributions souvent négligées des femmes au graffiti, à l’art urbain et à l’espace urbain en général. En reconnaissant et en mettant en valeur ces perspectives sous-représentées, il est possible de créer des espaces urbains plus inclusifs, équitables et sensibles au genre.

Bibliographie

 Banque mondiale. (2020). Handbook for Gender-Inclusive Urban Planning and Design. World Bank. https://www.worldbank.org/en/topic/urbandevelopment/publication/handbook-for-gender-inclusive-urban-planning-and-design

Beebeejaun, Y. (2017). Gender, urban space, and the right to everyday life. Journal of Urban Affairs, 39(3), 323‑334. https://doi.org/10.1080/07352166.2016.1255526

Biarrotte, L. (2017). Féminismes et aménagement : Influences et ambiguïtés. La diffusion internationale d’initiatives d’urbanisme dédiées à l’émancipation des femmes. Les Annales de la recherche urbaine, 112(1), 26‑35. https://doi.org/10.3406/aru.2017.3237

Blidon, M. (2017). Genre et ville, une réflexion à poursuivre. Les Annales de la recherche urbaine, 112(1), 6‑15. https://doi.org/10.3406/aru.2017.3235

Bondi, L., & Rose, D. (2003). Constructing gender, constructing the urban : A review of Anglo-American feminist urban geography. Gender, Place & Culture, 10(3), 229‑245. https://doi.org/10.1080/0966369032000114000

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Burgess, G. (2008). Planning and the Gender Equality Duty – why does gender matter? People, place and policy online, 2(3), 112‑121. https://doi.org/10.3351/PPP.0002.0003.0001

Butler, J. (1999). Gender Trouble : Tenth Anniversary Edition (2e éd.). Routledge. https://doi.org/10.4324/9780203902752

Macdonald, N. (2016). Something for the boys? Exploring the changing gender dynamics of the graffiti subculture. In Routledge Handbook of Graffiti and Street Art. Routledge.

Mcauliffe, C. (2012). Graffiti or Street Art? Negotiating the Moral Geographies of the Creative City. Journal of Urban Affairs, 34(2), 189‐206. https://doi.org/10.1111/j.1467- 9906.2012.00610.x

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Pabón, J. N. (2016). Ways of being seen : Gender and the writing on the wall. In Routledge Handbook of Graffiti and Street Art. Routledge.

Raibaud, Y. (2015). La ville faite par et pour les hommes: Vol. La ville faite par et pour les hommes. Belin. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01232002

Sandercock, L., et Forsyth, A. (1992). A Gender Agenda : New Directions for Planning Theory. Journal of The American Planning Association, 58, 49‐59. https://doi.org/10.1080/01944369208975534 

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Van den Berg, M. (2017). Gender in the Post-Fordist Urban. Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-319-52533-4