Écologiser les études urbaines ? Appuis, jalons et perspectives

Conférence de Laurent Devisme, Professeur d’études urbaines à l’Ensa Nantes, chercheur à l’UMR Ambiances, architectures, urbanités (CRENAU)

Commentée par Meg Holden, Professeure-chercheuse en études urbaines et en gestion des ressources et de l’environnement à la Simon Fraser University

Par Emory Shaw, étudiant au doctorat en études urbaines, Institut national de la recherche scientifique (INRS)

Évènement organisé dans le cadre des Conférences midi tenu à l’INRS le 25 octobre 2023

Résumé de la conférence

Que signifie « écologiser » les études urbaines? C’est la question soulevée lors d’une rencontre unique entre deux langues et deux continents. Laurent Devisme, professeur d’études urbaines à l’ENSA Nantes et chercheur à l’UMR Ambiances, architectures, urbanités (CRENAU), a entamé la discussion en abordant les transitions socioécologiques et leurs implications pour les méthodologies et les connaissances, ainsi que les pratiques et les formations des chercheurs et des chercheuses. Son intervention a été suivie par un commentaire de Meg Holden, professeure-chercheuse en études urbaines et en gestion des ressources et de l’environnement à l’Université Simon Fraser, qui a présenté ces enjeux critiques dans un contexte canadien.

Les crises environnementales contemporaines exigent plus que jamais de prendre en considération l’amélioration équitable de la condition humaine avec celle des systèmes environnementaux. Divers concepts, comme l’« urbanisation planétaire », l’« anthropocène », l’« urban political ecology » ou encore la « territorialité », décrivent comment les environnements, bâtis et naturels, peuvent offrir une compréhension plus holistique du monde. Dans son discours, Devisme a exposé comment ces environnements pourraient enrichir le champ des études urbaines, nourrir sa multidisciplinarité et élargir son mandat de recherche.

En effet, tout comme l’agencement des processus sociospatiaux depuis l’École de Chicago (par exemple, les logiques de croissance des villes, la mobilité résidentielle ou la ségrégation sociale), les études urbaines d’aujourd’hui sont appelées à articuler l’aménagement urbain avec les questions sociales. S’opposant au fétichisme dystopique de l’« anthropocène » ou à l’universalisation impliquée de l’urbanisation planétaire qui « dépolitise la crise écologique », Devisme mobilise certains courants d’études territoriales d’Europe pour avancer un projet d’étude sensible aux dimensions vécues et matérielles des villes et des régions. L’école territorialiste discutée propose essentiellement une lecture des ensembles territoriaux comme des « biorégions », dont la résilience dépend d’une intégration entre la sphère biophysique et les individus, les institutions et les aménagements qui les habitent. Selon Devisme, l’approche proposée pourrait impliquer une prise en compte plus rigoureuse de la dimension matérielle des villes, à l’instar de certaines études mentionnées sur les métabolismes urbains. Plus fondamentalement, elle repose sur le lien étroit que la transition socioécologique doit entretenir avec la localité, illustré par des processus tels que la gouvernance locale ou le patrimoine, afin de demeurer résiliente. Dans cette perspective, Devisme suggère la nécessité de résister à certains « cadrages idéologiques du progrès qui s’appuient sur une vision évolutionniste de l’histoire », comme le technosolutionnisme, et d’examiner de manière systémique « comment l’urbain devient acteur ». À cet égard, l’écologisation des études urbaines pourrait s’inspirer des travaux récents en histoire environnementale (comme ceux cités de Jean-Baptiste Fressoz ou de François Jarrige), ainsi que de certains projets sociétaux en cours en France, tels que le POPSU, qui remettent en question les formes que pourrait prendre l’action publique locale pour mieux répondre aux relations entre l’aménagement et l’environnement. Elle devrait enfin englober les pratiques des chercheuses et chercheurs mêmes, par une réorientation vers ses ressources locales ou par une remise en question des pratiques hypermobiles, par exemple. En somme, que ce soit à travers l’analyse des flux matériels, des localités, de la gouvernance ou des pratiques de recherche, les propos de Devisme ont démontré la pertinence et l’adaptabilité du domaine des études urbaines face à ces enjeux, nécessitant des approches multidisciplinaires sensibles aux échanges à différentes échelles ainsi qu’aux attachements locaux.

Après la conférence de Devisme, Meg Holden s’est prononcée sur le positionnement des savoirs relatifs à l’environnement. Son intervention a pu fournir une nouvelle lunette au discours de Devisme par sa contextualisation de l’espace discursif de l’Europe continentale en apportant des éléments relatifs à l’Amérique du Nord. En se référant à un récent ouvrage sur les études urbaines au Canada, Holden a souligné que ce champ d’études, en plus d’être éclectique et dépourvu de grandes théorisations, était surtout marqué par une absence de considération globale pour « l’environnement ». Au Canada et au sein de ce domaine d’études, selon Holden, la ville ne serait pas nécessairement envisagée comme un espace où l’idéologie de la transition écologique est activement poursuivie.

En reprenant certains points soulevés par Devisme, on pourrait en conclure qu’au sein du Canada, les questions environnementales sont souvent reléguées à des domaines fortement marqués par des logiques d’ingénierie et de gestion des ressources. En effet, ces divisions peuvent être considérées comme analogues aux structures organisationnelles et territoriales du pays, ainsi qu’à la distance matérielle et sociale entre les centres urbains colonisés et un vaste arrière-pays exploité. Holden a souligné que cette mise à distance des préoccupations environnementales au sein des études urbaines se manifeste, entre autres, par une définition plus restreinte du terme « écologie » au Canada, en comparaison avec une approche franco-européenne plus holistique et intégrative des interactions entre la société et l’environnement.

Holden a ensuite présenté l’importance du rôle joué par « les langues, les mots et les grammaires » dans l’explication de nos diverses perceptions de l’urbain, en s’appuyant notamment sur L’Aventure des mots de la ville, un ouvrage portant sur ce sujet. Les langues française et anglaise, issues de sociétés historiquement impérialistes et colonisatrices, tendraient à universaliser et donc à aplanir les savoirs ainsi que les façons de comprendre, limitant ainsi notre appréhension des relations et des non-relations entre les êtres humains et leur environnement. Il serait ainsi nécessaire de dépasser ces filtres linguistiques pour parvenir à une réelle territorialisation des connaissances dans le contexte d’une transition socioécologique.

Enfin, Holden a souligné qu’actuellement, au Canada, cette transition s’opère davantage par le biais de la décolonisation que par les écoles de pensée « écologistes » ou « territorialistes ». Une telle transition nécessiterait de faire de la place aux savoirs autochtones, c’est-à-dire d’intégrer les épistémologies et ontologies propres aux territoires autochtones dans une perspective de réconciliation et d’inclusion.

Les discours de Meg Holden et de Laurent Devisme ont tracé les contours d’un projet de recherche aussi diversifié que la nature indisciplinée des études urbaines. Ils ont également fait passer le message que si la ville agissait comme révélateur des processus sociospatiaux circonscrits au début du 20e siècle, elle représente désormais un espace élargi qui met en lumière autant de processus non humains qu’humains. Cet élargissement de la vision urbaine souligne encore une fois l’importance de dépasser les limites conventionnelles de ce domaine d’études.