Manuhuia Barcham en conférenceCrédits photo : Lucie Cordier, 2025
Manuhuia Barcham en conférence
Crédits photo : Lucie Cordier, 2025

Compte rendu – Conférence de Manuhuia Barcham, commentée par Morgan Mouton et Nipesh Palat Narayanan

The “Pluriversal Smart City”: Thinking though cosmotechnics, the urban, and ontological justice

Conférence de Manuhuia Barcham (Ngāti Hori & Ngāti Hineiwaerea), professeur titulaire de design d’interaction à la Emily Carr School of Design à Vancouver
Commentée par Morgan Mouton et Nipesh Palat Narayanan, professeurs adjoints à l’INRS-UCS

Par Lucie Cordier, étudiante à la maîtrise à l’Institut national de la recherche scientifique

Évènement organisée dans le cadre des Conférences midi tenu à l’INRS le 15 avril 2025

Introduction

Comment réagiriez-vous à la présence d’un cheveu dans votre plat? Ressentiriez-vous du dégoût? Certainement, le cheveu contamine votre nourriture. Pourtant, pour le conférencier Manuhuia Barcham, c’est plutôt l’inverse. Dans la culture māorie, la chevelure est la partie la plus sacrée du corps, elle représente la connexion aux ancêtres.

Cet exemple a permis au conférencier d’introduire le concept de plurivers, qui remet en cause la prétendue universalité de la modernité occidentale, héritière du colonialisme, en proposant une coexistence de multiples modernités.

Cosmotechniques et justice ontologique

En poursuivant avec le concept de « cosmotechniques » élaboré par le philosophe Yuk Hui, le conférencier a abordé l’idée selon laquelle chaque ontologie produit ses propres techniques et technologies, façonnant ainsi différentes manières de percevoir et d’habiter le monde.

Le concept de justice ontologique, l’idée voulant que les différentes ontologies doivent être reconnues, respectées et représentées, permet à Manuhuia Barcham de souligner les limites actuelles des outils technologiques dominants, comme les systèmes d’information géographique (SIG), incapables de représenter correctement les relations généalogiques profondes que les Māoris entretiennent avec les lieux naturels. Dans cette conférence, Manuhuia Barcham présente une application mise au point par son groupe de recherche combinant cartographie généalogique et spatiale pour pallier cette lacune.

Contexte : urbanisation et rapport au territoire des Māoris 

Les Māoris ont subi une colonisation particulièrement récente. En effet, les Européens ne se sont véritablement installés qu’à partir de la fin du 19ᵉ siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, les Māoris ont connu la transition démographique vers les centres urbains la plus rapide de l’histoire : en 1945, 85 % d’entre eux vivaient en milieu rural, alors qu’en 1975, 85 % résidaient en milieu urbain. Le conférencier précise également que, contrairement à de nombreuses autres populations autochtones, pour qui la migration vers les villes s’est faite par déplacement, la communauté māorie a vu l’urbanisation gagner directement ses terres traditionnelles.

Ces événements ont profondément transformé le rapport de cette nation au territoire, provoquant d’importants bouleversements socioculturels ainsi qu’une prise de conscience politique. Dans les années 1960-1970, l’urbanisation a favorisé l’accès des Māoris aux études supérieures, permettant l’émergence d’une génération éduquée et critique qui a relancé les revendications pour les droits autochtones. Ce mouvement a mené à la réaffirmation du traité ancestral de Waitangi, qui encadre la coexistence entre les peuples autochtones et allochtones. La mobilisation māorie a également permis l’instauration d’écoles en langue māorie, rendant désormais possible un parcours éducatif complet en māori, du jardin d’enfants jusqu’au doctorat.

Le conférencier a ensuite présenté sa terre natale en Nouvelle-Zélande, dans la région de Te Matau a Māui (l’Hameçon de Māui). Il insiste : pour lui et sa communauté, le territoire est vivant, à la fois relationnel et physique, façonné par l’histoire de leurs ancêtres. Il introduit le concept de mauri, une notion répandue dans tout le Pacifique. Le mauri désigne l’essence vitale présente en toute chose. Contrairement à d’autres conceptions du monde qui distinguent objets animés et inanimés, la vision māorie considère que tout, sans exception, possède une force de vie.

Application mobile

Traditionnellement, le mauri était un indicateur de santé et de valeurs. Manuhuia Barcham et ses collègues ont conçu une application mobile de SIG fondée sur cet indicateur. L’application vise à aider les membres de sa communauté dispersés en milieu urbain à maintenir un lien avec leur identité et leur territoire ancestral. Elle a également pour objectif de réaffirmer leur statut distinctif de peuple autochtone local, l’État ayant tendance à regrouper indistinctement tous les groupes autochtones.

L’un des défis majeurs associés à cette application est la quantification du mauri. Les équipes de recherche visent par ailleurs à intégrer ces données dans les cadres de gouvernance municipaux. Toutefois, malgré un certain degré d’ouverture, les gouvernements locaux ont encore tendance à reléguer ces préoccupations à la sphère « culturelle », limitant ainsi leur prise en compte réelle dans les politiques publiques.

Un autre enjeu majeur est celui de la souveraineté des données : contrairement au mythe selon lequel les données seraient librement accessibles, certaines informations, notamment spirituelles, doivent rester protégées. Cela a conduit à des débats sur la technodiversité. Alors que la vision occidentale de la technologie privilégie l’efficacité et l’extensibilité, l’approche des Māoris n’est pas conçue pour être exportée au-delà de leur territoire. Elle est développée en fonction de leurs besoins spécifiques et locaux.

Conclusion

En concluant, le conférencier a plaidé pour une meilleure reconnaissance de la diversité technologique et ontologique au sein des espaces urbains. Pour lui, l’avenir de villes véritablement inclusives réside dans leur capacité à accueillir et à valoriser concrètement des visions du monde plurielles. À travers l’exemple inspirant du cas māori, il a démontré comment ces approches peuvent mener à des pratiques urbaines plus justes et inclusives.

Lors de la discussion, les échanges ont mis en lumière une approche critique et contextualisée de la justice ontologique et de l’usage des technologies en contexte autochtone.

Le professeur Morgan Mouton a salué la force du contre-récit proposé, qui rompt avec les conceptions classiques séparant humain et non-humain, en s’appuyant sur des penseurs comme James C. Scott. Il a interrogé le conférencier sur les éléments pris en compte pour respecter la justice ontologique, sur le choix de conserver le vocabulaire de la smart city pour dialoguer avec les autorités, ainsi que sur la tension entre mesures qualitatives et quantitatives dans l’évaluation du mauri.

Le conférencier a répondu que ces choix s’inscrivent dans un dialogue continu avec les aîné·e·s, précisant que le projet repose sur une conversation collective évolutive. Le maintien du vocabulaire de la smart city est un choix stratégique pour établir un langage commun avec les autorités urbaines, afin de rendre les propositions plus intelligibles et opérationnelles. Il a reconnu l’existence d’une tension entre la nécessité de produire des indicateurs mesurables pour interagir avec les institutions ainsi que le respect des formes de savoirs qualitatifs et sensibles propres à leur tradition.

Pour sa part, le professeur Nipesh Palat Narayana a rappelé que l’ontologie est traversée par des dynamiques de pouvoir. Il a interrogé la capacité des designers urbains à remettre en question ces rapports dans leurs pratiques, dénonçant l’effacement de la dimension politique au profit d’une logique d’efficacité. Il a aussi souligné les représentations dévalorisantes des compétences autochtones en gestion urbaine et insisté sur l’importance de repenser l’espace urbain au-delà des modèles technocratiques.

Les échanges ont également abordé la question de la souveraineté des données. Un étudiant a exprimé ses inquiétudes concernant les risques d’appropriation des données autochtones par les gouvernements. En réponse, Manuhuia Barcham a réaffirmé la nécessité d’un contrôle communautaire strict.

Il a conclu en soulignant que la transformation réelle passe par la création d’espaces de tension productive : ni confrontation directe, ni acceptation passive, mais un espace intermédiaire permettant de maintenir ouvertes les conversations et de construire des alternatives concrètes, articulant infrastructures locales, savoirs traditionnels et résilience culturelle.