Travailleurs migrants. Photo Jacques Nadeau, Le Devoir
Compte rendu – Midis de l’immigration
À propos des formes de travail contemporaines de travail non libre
Conférence d’Elsa Galerand, professeure au département de sociologie de l’UQAM et de Martin Gallié, professeur au département d’études juridiques de l’UQAM.
4 décembre 2019
Par Gabriel jean-Maltais et Jeanne La Roche, étudiant(e)s à la maîtrise en études urbaines (INRS) et membres de l’équipe des Midis de l’immigration.
Présentation
De Marx à Friedman, plusieurs théoriciens du capitalisme estimaient que la question du travail non libre aurait dû disparaître avec les progrès de la modernité. Un examen approfondi nous apprend que cette forme de travail subsiste toujours dans plusieurs sphères d’activités, y compris au Canada. Qu’entend-on par travail non libre, parfois nommé « esclavage contemporain », et comment les politiques canadiennes actuelles en matière d’immigration temporaire ravivent les débats théoriques entourant cet enjeu ?
Dans le cadre du Midi de l’immigration du 4 décembre 2019, Elsa Galerand, professeure au département de sociologie de l’UQAM, et Martin Gallié, professeur au département d’études juridiques de l’UQAM, se sont précisément penchés sur ces questions et ont présenté leurs réflexions issues d’une étude conjointe sur la situation des travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires au Canada.
C’est d’abord la notion de travail non libre et les manières de l’appréhender et de l’historiciser qui ont été discutées lors de ce Midi, avant d’aborder le cas plus précis du travail des migrant.e.s temporaires au Canada.
Perpétuation du travail non libre
Les deux professeur.e.s utilisent le concept de travail non libre tel qu’avancé par le théoricien marxiste Tom Brass. Serait non libre le travailleur ou la travailleuse ne pouvant pas vendre personnellement sa force de travail.
Il avait été affirmé, par des penseurs dits libéraux comme marxistes, que le travail non libre ne pourrait survivre dans un système pleinement capitaliste, car il ne serait pas assez spécialisé et productif et qu’il disparaîtrait ainsi au profit du travail libre. Le travail non libre serait donc simplement un résidu marginal et temporaire du système féodal. Pourtant, ces formes de travail persistent et s’avèrent productives.
S’inspirant de Brass, Gallié avance que l’on se situerait dans un processus de déprolétarisation, où le capital chercherait à rendre le travail non libre, retirant à l’individu son statut de prolétaire (auparavant libre de vendre sa force de travail). À titre d’exemple, Gallié mentionne que certains agriculteurs guatémaltèques ou mexicains, propriétaires et libres de travailler à leur guise, vont signer des contrats pour devenir travailleurs non libres au Québec.
Ce point de vue prend toutefois rarement en considération comment ces formes de travail contribuent à perpétuer la ségrégation sexuelle et raciale; plutôt que de se développer naturellement, ce sont les structures sociales qui font en sorte qu’il y a une division du travail entre provenances et genres. Les conférencier.e.s nous invitent à penser la question du travail non libre selon une perspective intersectionnelle, en soutenant que les caractéristiques de classe, mais aussi raciales et de genre, influencent les conditions individuelles de travail. Dans la même foulée, par les programmes tels que celui des travailleurs migrants temporaires, l’État contribue à entretenir ces catégories et situations.
« Terre Versus Care » : Ségrégation sexuelle dans le travail et dans l’étude des travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires
Les situations de la plupart des travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires sont structurellement et intrinsèquement différenciées. Ainsi, le travail domestique est à 95 % effectué par des femmes et 90 % d’entre elles sont Philippines, souvent dans des maisons de quartiers aisés, tandis que les hommes, incluant une grande proportion de Mexicains et de Guatémaltèques, constituent 97 % des travailleurs agricoles saisonniers (Galerand et Gallié, 2019). Ces deux catégories représentent plus de 50 % des travailleurs étrangers temporaires au Canada. Les conférencier.e.s relèvent que c’est la façon dont les programmes canadiens de travail temporaire sont conçus qui fait en sorte qu’il y a cette ségrégation, qui n’apparaît d’ailleurs pas dans tous les pays.
Simplement en raison de l’éloignement géographique de ces deux sujets, les études académiques combinent ainsi rarement les situations des travailleur.e.s agricoles et domestiques pour en faire l’analyse, y compris lorsque la question du genre est abordée. Galerand et Gallié ont donc décidé pour leur étude de combiner deux enquêtes de terrain, l’une effectuée en 2012-14 auprès de 33 travailleuses domestiques (en collaboration avec le service aux collectivités de l’UQAM et l’organisme PINAY), et l’autre en 2014 et 2015 auprès de 93 travailleurs agricoles.
Le travail est ici compris comme étant non libre entre autres en raison de la difficulté de changer d’employeur et de la menace d’éjection du pays si l’on ne répond pas à ses demandes. Tel que cité par les professeur.e.s, le corps est réduit à « l’état de chose, d’outil dont l’instrumentalité est appliquée (ou applicable) à d’autres choses (agricoles, mécaniques, animales…) » (Colette Guillaumin, 1978), envers des choses pour les travailleurs agricoles, et envers d’autres corps pour les travailleuses domestiques.
Pas assez d’heures, trop d’heures : formes diverses d’exploitation
Gallié et Galerand ont cherché à comparer, sans toutefois hiérarchiser, les situations de l’un et l’autre de ces groupes de travailleurs et travailleuses, principalement au niveau de leurs conditions, de leurs espaces de vie et de leurs temps de travail.
Dans un premier temps, le travail des agriculteurs est très demandant physiquement, usant et souvent dangereux. Ces derniers doivent vivre dans des espaces contigus et souvent insalubres fournis par l’employeur. Ces espaces de proximité offrent toutefois un cadre propice à la mise en commun de revendications, puisque les travailleurs sont constamment en contact les uns avec les autres. Les journées de travail sont parfois très longues, mais l’une de leurs revendications principales est de pouvoir travailler davantage d’heures avec un autre employeur lors des temps morts, ce qui est difficile en vertu des contrats attachant les travailleurs à un seul employeur.
Dans un deuxième temps, les tâches des travailleuses domestiques sont beaucoup moins déterminées : elles sont souvent monotones et répétitives et ont un caractère indéfini, une bonne domestique doit prévoir d’avance les besoins de son employeur et rester discrète. Ces travailleuses étant souvent hébergées chez l’employeur, cela crée une ambiguïté entre espace de travail et espace domestique, et elles se retrouvent aussi isolées les unes des autres. Les revendications collectives ne peuvent ainsi pas se faire sur les lieux de travail et c’est au travers d’organisations telles que PINAY que les travailleuses peuvent se regrouper et s’organiser. Le temps de travail est indéterminé et ces travailleuses ont la plupart du temps des heures supplémentaires non payées (et souvent non réclamées), mais selon les calculs des chercheur.e.s, elles reçoivent un salaire horaire effectif de 6$/heure en moyenne.
Réflexivité du modèle canadien et recherche dans la lutte
Pour terminer leur présentation, les deux professeur.e.s de l’UQAM ont souhaité souligner deux points :
(1) L’État canadien est responsable des processus par lesquels se reproduit la ségrégation des races et du sexe au Canada, ce qu’il devrait réévaluer, surtout lorsque l’on considère comment ses politiques d’immigration et d’égalité des sexes font figure de modèles dans le monde.
(2) Au niveau de la recherche académique, il y a un besoin de rassembler les expériences et de collectiviser les demandes des travailleurs et travailleuses afin de rendre compte des divisions effectives du travail selon le genre et de politiser ces divisions racistes et sexistes. Dans une perspective de recherche en partenariat, cela permettrait de concevoir des outils critiques pouvant servir de points d’appui pour la lutte menée par ces travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires.
En ce sens, il nous apparaît intéressant de souligner le récent ouvrage paru aux Presses de l’Université Laval sous la direction d’Alexis Martig et de Jorge Pantaleón, intitulé « Travail, mobilités, subjectivités et formes d’assujettissement dans les Amériques », auquel a contribué Gabrielle Perras St-Jean, doctorante en études urbaines à l’INRS. Gabrielle poursuit d’ailleurs en notre compagnie la réflexion sur les formes actuelles du travail des aides domestiques à Montréal en lien avec les enjeux contemporains liés à la notion de care (le fait de prendre soin), dans le balado des Midis de l’immigration (voir plus bas).
Les Midis de l’immigration rencontrent la chercheuse Gabrielle Perras St-Jean, actuellement candidate au doctorat en études urbaines à l’INRS, pour discuter de la réalité vécue par des travailleuses domestiques immigrantes à Montréal. Ces dernières, souvent confinées au lieu de résidence de leur employeur, développement des stratégies de lutte contre l’isolement à travers différents réseaux et lieux dans la ville. C’est ce qu’elle avait démontré en 2014, dans son mémoire de maîtrise. Écoutez l’entrevue avec Gabrielle Perras St-Jean.