Compte rendu – Les Midis de l’immigration
Jeunes provenant de l’immigration et usage des espaces publics à Saint-Léonard (Montréal): la vieille question du vivre-ensemble
Conférence de Hiên Pham, professeure agrégée à l’UQÀM, Nathalie Boucher, directrice et chercheuse chez Respire et Beverly Jacques, Ambassadeur du Vivre ensemble Saint-Léonard
Par Flandrine Lusson, étudiante au doctorat à l’Institut national de la recherche scientifique
Événement organisé dans le cadre des Midis de l’immigration tenu à l’INRS le 24 novembre 2022
Présentation
Saint-Léonard est un arrondissement de la Ville de Montréal qui fait face à d’importants changements démographiques et culturels, où il existe, à l’instar d’autres arrondissements limitrophes, des enjeux de cohabitation. À Saint-Léonard, la particularité réside dans le fait qu’une importante population jeune (entre 0 et 25 ans) et aînée (80 ans et plus) s’y côtoie quotidiennement. Ces deux groupes d’âge, situés aux deux pôles, ont chacun des besoins spécifiques, ce qui pose des défis importants, en particulier pour l’accès à l’espace public, dans un lieu historiquement pensé pour la voiture.
Né d’une rencontre entre Berverley Jacques (Ambassadeur du Vivre ensemble) et Thi Thanh Hiên Pham (professeure en études urbaines à l’UQAM) lors d’un atelier multiculturel, le projet de recherche vise à mieux comprendre les enjeux vécus à Saint-Léonard et à rencontrer à la fois la population jeune et la population aînée pour entendre ce qu’elles pensent de leur arrondissement. Trois méthodes de collecte de données ont été mobilisées : 1) des entretiens semi-directifs avec des propriétaires de commerces, des intervenantes et intervenants des milieux sociaux et communautaires et des fonctionnaires de l’arrondissement, 2) des observations systématiques dans quatre lieux suggérés par les partenaires du projet, 3) des groupes de discussion avec des jeunes et des personnes aînées avec l’utilisation de la méthode photovoix.
Saint-Léonard : un arrondissement multiculturel en transformation depuis 10 ans
L’arrondissement de Saint-Léonard a été construit après la Seconde Guerre mondiale par des promoteurs immobiliers italiens. La communauté italienne se considère ainsi comme fondatrice du quartier et plusieurs espaces publics actuels témoignent de cette présence historique, comme le centre Leonardo da Vinci. Les statistiques sur l’immigration montrent toutefois que le portrait démographique du quartier a grandement changé dans les 10 dernières années. Si, en 2006, 40 % de la population était d’origine italienne, ce pourcentage a considérablement baissé depuis. En revanche, d’après les statistiques de 2016, l’arrondissement a vu sa population augmenter de 10 % en 10 ans, avec l’arrivée de 7 600 nouvelles personnes sur un total de 75 000. Ces chiffres correspondent au nombre d’immigrants et d’immigrantes qui ont élu domicile dans le quartier dans les 10 dernières années. Les origines ethnoculturelles de ces ménages sont plus variées, avec une augmentation importante de personnes nées en Algérie et au Maroc, mais aussi de personnes originaires du Vietnam, du Liban, d’Amérique latine et d’Afrique subsaharienne. Ces transformations sont particulièrement visibles dans certains secteurs de l’arrondissement, notamment là où la population était jadis majoritairement italienne, elle est aujourd’hui majoritairement maghrébine. Le groupe d’âge des 0-25 ans est aussi celui qui a le plus augmenté. À Saint-Léonard, le changement démographique est donc double : un changement d’âge et un changement de culture.
Les jeunes et l’espace public à Saint-Léonard : des espaces inadaptés aux activités des jeunes
Les entrevues se sont concentrées sur les représentations de Saint-Léonard et des espaces publics, en particulier des parcs. Les jeunes de 16 à 25 ans ont expliqué qu’il y a beaucoup de parcs à Saint-Léonard, qu’ils sont grands, avec beaucoup de verdure, de nombreuses infrastructures, mais que celles-ci sont peu ou pas destinées à leur tranche d’âge. Ces parcs sont alors perçus comme étant « vides », ou comportant de nombreux espaces de vide entre les infrastructures existantes. Le mot « vide » est celui qui est revenu le plus souvent lors des entrevues. Si des infrastructures existent, elles sont 1) destinées aux jeunes enfants ou aux personnes aînées, 2) elles sont toutes concentrées en un même lieu, accentuant le sentiment de vide et 3) lorsqu’elles sont adaptées aux 16-25 ans, elles sont surutilisées, comme le terrain de basketball, la piscine ou le skate park. Pour le sport, les jeunes préféreront utiliser le dôme du stade Hébert, un espace sportif toutes saisons, mais qui est payant et peut uniquement être réservé en groupe. L’aménagement actuel des parcs ne répond donc pas directement aux besoins et aux activités principales des jeunes, qui sont de discuter, de marcher et d’écouter de la musique. En dehors des parcs, les jeunes fréquentent aussi beaucoup les espaces ordinaires de la vie quotidienne, dont la qualité esthétique laisse à désirer, ce qui a aussi un impact sur leurs expériences du quartier. Ces lieux ne sont pas forcément adaptés pour accueillir les jeunes et leur utilisation de ces espaces amène, dans plusieurs cas, à un contrôle de leur présence.
De nombreux « espaces négatifs » dans les lieux ordinaires du quotidien des jeunes de Saint-Léonard
La bibliothèque est un lieu très fréquenté par les jeunes, mais dès qu’il manque de personnel, l’espace réservé aux jeunes ferme ses portes. Également, les jeunes empruntent fréquemment les autobus et les abris bus, perçus comme des lieux publics importants dans leur vie quotidienne; cependant, ils sont petits, dépourvus d’installations, ce qui rend leur utilisation difficile, en particulier en hiver. L’arrêt de bus le plus mentionné est celui qui dessert la grande polyvalente Antoine-de-Saint-Exupéry. Cette école secondaire accueille 3 200 élèves et elle a un arrêt d’autobus qui donne directement sur un boulevard très fréquenté avec peu d’espaces piétonniers pour le traverser. Les jeunes doivent donc s’entasser sur le trottoir devant l’école. De plus, la cantine de cette école est petite et n’a pas été agrandie malgré l’augmentation du nombre d’élèves. Le midi, les jeunes partent alors en grands groupes vers le centre commercial où se trouvent un Dollarama, un Tim Hortons, un Pizza Pizza et un Subway, ce qui provoque une forte concentration de jeunes dans ces espaces et des tensions avec les propriétaires de commerces qui se plaignent de vandalisme, de vol à l’étalage et de batailles entre jeunes. Dans ces espaces, des mesures de contrôle de comportements ont été instaurées. Par exemple, au Dollarama, on demande aux jeunes de retirer leurs sacs à dos à l’entrée et on les suit dans le magasin. Leur présence produit également des effets sur l’utilisation de l’espace public par les autres groupes d’âge : les aînées et aînés rencontrés expliquent qu’ils utilisent les lieux à d’autres heures, et parfois cesseront de s’y rendre. Il est cependant intéressant d’entendre dans les entrevues que, d’une part, les jeunes ont internalisé ces discriminations et ce contrôle (à leur sens, c’est justifié et c’est normal) et que, d’autre part, les personnes aînées ne pensent pas que le problème soit lié à leur âge. Le problème soulevé est davantage lié aux comportements des jeunes devant un espace qui, pour les autres usagers et usagères, n’est pas censé accueillir ces comportements. Dans le projet de recherche, cet espace a été appelé un « espace négatif ».
Le quadrilatère autour de l’école secondaire est composé de nombreux espaces négatifs : le centre Leonardo da Vinci est un espace privé qui accueille, entre autres, des tournois de bocce pour personnes aînées, le parc comprend peu ou pas d’espaces pour les 16-25 ans, le Jean Coutu attire une autre clientèle que celle des jeunes, le boulevard est aménagé pour la voiture, le trottoir et l’arrêt d’autobus sont petits, le centre commercial surveille et contrôle le comportement des jeunes. Finalement, dans ces espaces, seulement l’école et certains restaurants comme le Pizza Pizza ou le Tim Hortons sont des espaces positifs. Les résultats de ces analyses démontrent ainsi clairement qu’il manque d’espaces pour les jeunes.
Conclusion
Ces enjeux sont abordés depuis maintenant près de 15 ans à Saint-Léonard. Une élue d’arrondissement présente dans la salle, née à Saint-Léonard, d’origine marocaine et en poste depuis un an, explique que tout ce qu’il se passe à Saint-Léonard en ce moment est la conséquence des choix politiques et d’aménagements des dernières décennies. Aujourd’hui, le contexte politique change. Un Conseil jeunesse a été mis en place pour écouter la voix des jeunes. En effet, dans le contexte de Saint-Léonard, mais aussi d’autres arrondissements montréalais et d’autres villes, les jeunes ne sentent pas une représentation suffisante, tant politiquement qu’au sujet de l’utilisation de l’espace public. L’autorité est à la fois celle de personnes plus âgées, mais également, dans un contexte de forte immigration, de personnes qui ne partagent pas les mêmes origines ethnoculturelles. Les jeunes vivent donc un sentiment d’exclusion à de multiples reprises : la quantité d’espaces négatifs du quotidien leur renvoie l’image qu’ils et qu’elles n’y ont pas leur place. À Saint-Léonard, les enjeux démographiques et culturels s’ajoutent à ceux de grande précarité et révèlent l’enjeu plus large du vivre-ensemble et de l’adaptation à ces changements à moyen et à long terme.
Le projet de recherche est en cours et d’autres résultats viendront compléter cette étude dans les prochains mois. Un livre numérique a été publié avec les commentaires exprimés à la fois par les jeunes et les personnes aînées sur les différents espaces publics étudiés.