Murale de l'artiste Jessica Sabogal à l'angle des rues Masson et De Lorimier. MCG 2017

Murale de l’artiste Jessica Sabogal à l’angle des rues Masson et De Lorimier. MCG 2017

Genre et espace public

Auteure : Agathe Lelièvre* (septembre 2017)

 

Présentation

La question de l’usage et de l’appropriation de l’espace public est essentielle pour la démocratie, mais demeure parfois une question délicate. Le cas de la Ville de Montréal, exploré dans cette capsule thématique, permet de montrer comment les autorités politiques et les mouvements sociaux peuvent agir pour une plus grande justice sociospatiale dans l’utilisation de cet espace, à travers le prisme du genre. L’espace public à Montréal « désigne l’ensemble des espaces (généralement urbains) destinés à l’usage de tous, sans restriction » (Ville de Montréal 2015). Selon cette définition, tous les individus qui se trouvent sur le territoire de la ville doivent pouvoir jouir de ces espaces, sans discrimination aucune. Ce droit de se trouver, de circuler et de vivre en ville, auquel s’ajoute le droit de participer à la production de l’espace et à sa transformation, constitue ce qu’on appelle le droit à la ville, c’est-à-dire un droit collectif à la centralité urbaine (Lefebvre 1968). En pratique, il existe toutefois des inégalités dans l’égal accès et utilisation de l’espace public entre différentes catégories de populations. Par exemple, les personnes en situation de handicap ne peuvent pas accéder à l’intégralité de cet espace, ce qui constitue une forme de capacitisme, c’est-à-dire une discrimination perpétrée en raison d’une situation de handicap. Le genre est également source d’inégalités dans l’utilisation de l’espace public. Après avoir fait une présentation théorique de la question, les solutions mises en œuvre à Montréal, grâce aux acteurs collectifs et aux autorités politiques, seront abordées.

L’espace public à l’épreuve du genre

Le genre peut être défini comme « un système de bicatégorisation hiérarchisée entre les sexes (hommes/femmes) et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin/féminin) » (Bereni, Chauvin, Jaunait, Revilllard 2012, p. 10). Il est souvent source d’inégalités dans l’usage de l’espace public. Dès les années 1980, les études féministes ont montré que la domination masculine se matérialisait aussi dans la production et l’appropriation de l’espace public (Coutras 1987). Comme le montre Desroches et Trudelle (2015, à partir des écrits de Young 1990), cinq formes d’oppression sont vécues par les femmes dans l’espace public, soit l’exploitation, la marginalisation, l’absence de pouvoir, l’impérialisme culturel et la violence. Elles expliquent ainsi que les femmes, qui assument la majorité du travail domestique non-rémunéré, et qui sont donc plus touchées par la précarité, ont moins accès aux ressources urbaines comme le logement et le transport (exploitation). De plus, elles sont souvent exclues des instances de décision et de production de l’espace public, qui est traditionnellement associé aux hommes (marginalisation), et elles ont donc peu d’influence sur des décisions qui vont néanmoins fortement affecter leur vie quotidienne (absence de pouvoir). Par ailleurs, les représentations, les pratiques et les valeurs du groupe dominant, les hommes, ont tendance à être généralisées à l’ensemble de la société, c’est ce qu’on appelle l’androcentrisme. Au nom de l’universalité et de la neutralité, qui souvent masquent des standards de la masculinité, l’aménagement du territoire ne prend souvent pas en compte les positions et les expériences vécues des femmes (impérialisme culturel). En dernière instance, la perpétration d’agressions et de harcèlement de rue, à laquelle s’ajoute le fait que certaines représentations de la dangerosité de cet espace pour les femmes sont véhiculées, contribue à maintenir l’impression qu’elles ne sont pas les bienvenues dans l’espace public (violence).

Sculpture de Jaume Plensa. MCG 2017

Sculpture de Jaume Plensa. MCG 2017

Les femmes qui se déplacent en ville peuvent alors ressentir un sentiment d’insécurité, c’est-à-dire « l’appréhension d’être victime d’un acte défini comme criminel, ou non, le plus souvent un acte avec violence contre son intégrité personnelle » et qui repose notamment sur une « évaluation personnelle du risque » (Paquin 2006, p. 1). Il est difficile de quantifier ce sentiment d’insécurité, mais d’après une analyse de l’Institut de la statistique du Québec de 2009, citée par la Presse, les Québécoises se sentiraient plus en sécurité que les Canadiennes en général. Ainsi, elles seraient moins nombreuses à choisir leur trajet en fonction de la sécurité (33,3 % pour les Québécoises et 54,5 % pour les Canadiennes). Les chiffres du regroupement québécois des CALAQS (Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel) montrent cependant que la plupart des violences faites aux femmes se produisent dans l’espace domestique (87 %) (CALAQS 2015). C’est donc davantage à cause de certaines représentations de la vulnérabilité des femmes, et d’un apprentissage aux filles et aux femmes d’avoir une « crainte de l’extérieur », que se « reproduit une forme de contrôle social sur les femmes et se [maintient] la ségrégation sexuée de l’espace » (Lieber 2008, 21). C’est ce qu’on appelle le « paradoxe spatial de l’insécurité des femmes », mis en évidence par la géographe Gill Valentine. En dépit de ce paradoxe, l’autoexclusion des femmes de cet espace est réelle et productrice d’injustice. Dès lors, des études ont très tôt montré que certains types d’aménagements urbains renforçaient ce sentiment d’insécurité chez les femmes. Valentine (1988), citée plus haut, a par exemple montré que des endroits mal-éclairés, où des lieux sales et vandalisés pouvaient générer une crainte pour les femmes. Face à ces inégalités dans l’accès et l’utilisation de l’espace public, des réponses politiques peuvent être apportées.

L’action politique : des pistes pour lutter contre les inégalités

À Montréal, dès les années 1990, les élu-e-s locaux, en collaboration avec des activistes, ont pris en compte la variable du genre dans certains plans d’action urbains. Trois exemples sont présentés dans l’ordre chronologique de leur mise en œuvre : le service entre deux arrêts, les marches exploratoires et la rénovation du quartier de Sainte-Marie. Ces réponses politiques donnent un aperçu de la pluralité d’acteurs qui peuvent être mobilisés pour favoriser une ville inclusive.

* Le service « entre 2 arrêts »

Créé en 1992, le comité d’action « femmes et sécurité urbaine » (CAFSU) a œuvré pendant douze ans pour améliorer la sécurité et le sentiment de sécurité chez les femmes en milieu urbain, avant de cesser ses travaux en 2004. C’est cet organisme communautaire qui a eu l’initiative du projet de mise en place d’un service « entre 2 arrêts » en 1996, en collaboration avec la société de transport de la communauté urbaine de Montréal (STCUM, devenue STM en 2002). Ce service, toujours effectif à Montréal, permet aux femmes voyageant seules de demander au chauffeur d’autobus de s’arrêter entre deux arrêts à la nuit tombée, ce qui limite leur temps de marche jusqu’à leur destination. Dans une lettre adressée à la Direction des enquêtes de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, le CAFSU explique qu’avec ce service, la STCUM « envoie un message clair à ses usagères qui réalisent ainsi qu’elles ne sont plus isolées face à leurs craintes, mais que des moyens concrets sont mis en place, grâce à un effort collectif, pour faciliter leurs accès aux services et lieux publics » (Coutu 1997). Cette mesure a été exportée à l’international, par exemple en France dans la ville de Nantes, bien que dans ce cas cette politique s’adresse à l’ensemble de la population et pas seulement aux femmes.

Or, Jennifer Robert Colomby, analyste au sein du réseau Femmes et villes international, organisme basé à Montréal qui agit depuis 2002 pour rendre les villes du monde entier plus sécuritaires pour les femmes, souhaiterait que cette mesure soit suivie de davantage d’actions pour lutter contre le harcèlement. Elle témoigne auprès du Devoir en 2016 : « mais depuis, on stagne, comme si on avait l’impression que ça n’existe pas ici. Il ne faut pas attendre que ça dérape pour agir. Au contraire, il faudrait peut-être profiter des apparences tranquilles pour prévenir, plutôt que de guérir. » (Le Devoir 2016).

* Les marches exploratoires

Crédit photo : Conscience Urbaine. Accompagnement du comité sécurité de la RUI de Laval dans la mise sur pied de marches exploratoies.

Crédit photo : Conscience Urbaine. Accompagnement du comité sécurité de la RUI de Laval dans la mise sur pied de marches exploratoies.

Pour agir en amont contre le développement d’un sentiment d’insécurité, un procédé de « marches exploratoires sur la sécurité des femmes » s’est développé d’abord à Toronto dans les années 1980, puis a été repris dans le programme Femmes et ville de la Ville de Montréal en 1993. Construit sur la base du constat du sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public, le procédé se déroule ainsi : un groupe de quatre à six personnes, femmes pour la plupart, effectue une marche sur un territoire donné avec une carte en main, et recense tous les obstacles au sentiment de sécurité. Cette approche rejoint celle qui s’est déployée dans tout le Québec dans les années 2000 sur l’aménagement sécuritaire, qui est fondé sur six principes : la signalisation, la visibilité, l’achalandage, la surveillance formelle et l’accès à l’aide, l’aménagement d’un lieu et son entretien, la concertation municipale et la participation de la communauté (Gouvernement du Québec, 2009, 7). Cette approche est toujours encouragée à Montréal, et le Conseil des Montréalaises préconise dans l’un de ses mémoires déposés lors de consultation publique « l’aménagement de lieux sans cachettes; près des transports collectifs; avec un éclairage suffisant et la possibilité de demander du secours » (Conseil des Montréalaises, 2016, 21). Par ailleurs, des marches exploratoires ont également été organisées par l’organisme Conscience urbaine, organisme communautaire qui agit pour rendre les villes sécuritaires et inclusives. Ainsi, lors du projet Trajectoire, mené en 2011 et 2012, des habitants du quartier de Laval avaient identifié la présence de gangs de rue et de jeunes comme une source d’insécurité. Un parcours culturel avait alors été mis en place par Conscience urbaine et en collaboration avec la Maison des jeunes Val-Martin pour répondre à ce problème. Le trajet, le long du quartier Chomedey à Laval, proposait, à travers différentes créations artistiques, d’explorer la mémoire individuelle et collective d’un quartier défavorisé avec la collaboration d’un groupe de jeunes.

* La rénovation du quartier Sainte-Marie

En 2002, la ville de Montréal décide d’adopter un programme de « revitalisation urbaine intégrée » pour certaines zones défavorisées et lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. En 2003, le quartier de Sainte-Marie dans le sud de Montréal est choisi pour être le projet pilote de ce programme, dans le but de devenir un « quartier où il fait bon vivre ». Suite à cela, le Centre d’éducation et d’action des femmes de Montréal (CEAF), qui se définit comme « lieu de partage, d’implication et d’appartenance géré par et pour les femmes, un endroit où on fait l’apprentissage de la solidarité avec des femmes engagées qui œuvrent pour l’égalité et la justice sociale », décide de s’impliquer dans le projet et met en place un Comité d’action local pour donner « une vision féministe du développement local » (Desroches et Trudelle, 2015). Le comité est impliqué lors de tables rondes pour les différentes phases de réalisation du projet. Le CEAF rédige une Déclaration citoyenne des femmes de Sainte-Marie (CEAF 2006) dans laquelle le collectif demande par exemple « que l’on adapte les transports en commun aux besoins des femmes et qu’on les rende accessibles pour tous et toutes (horaires, desserte, confort et poussette, etc.) » ou encore « que l’on favorise la présence des femmes aux différents lieux décisionnels qui concernent le développement social et économique du quartier ». Toutefois, les recommandations émises par le Comité n’auraient pas été suivies suffisamment pour prendre en compte « les besoins et les réalités des femmes dans la production de l’espace » bien qu’elles aient permis aux femmes de « développer un sentiment d’appartenance à leur milieu de vie » (Desroches et Trudelle, 2015, 500).

Conclusion

Rue Saint-Laurent. MCG 2017.

Rue Saint-Laurent. MCG 2017.

Avec ces exemples, on voit que différents types d’acteurs, politiques, militants et de la société civile sont mobilisés afin que la Ville de Montréal soit plus sécuritaire et inclusive. Il est difficile de quantifier l’insécurité et le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public, mais par le biais de sondages, de questionnaires et d’entrevues, il est toutefois possible de mettre en lumière cette question. Ainsi, le Conseil des Montréalaises a publié un avis intitulé « Montréal, une ville festive pour toutes. La sécurité des femmes et des jeunes femmes cisgenres et trans lors des événements extérieurs à Montréal » qui propose, sur la base d’un sondage en ligne complété par presque 1000 répondantes, de dresser un portrait du sentiment d’insécurité et de l’insécurité lors des festivals. Cet avis montre que 32 % des femmes interrogées ressentent souvent ou quelquefois de l’insécurité lorsqu’elles assistent à des événements extérieurs à Montréal et recense des pratiques prometteuses comme la formation des bénévoles à ces enjeux et la mise en place de safe space pour les femmes sur le lieu du festival, ou elles peuvent trouver du soutien et de l’écoute auprès d’autres femmes. La réalisation d’enquêtes et la publication de recommandations permettent donc de rendre public cet enjeu et de sensibiliser les autorités politiques à ce sujet. Grâce à l’action des acteurs collectifs et politiques, il est devient possible d’apporter des solutions pour lutter contre les inégalités d’accès et d’utilisation de l’espace public. Malgré ces initiatives, plusieurs acteurs considèrent que ces recommandations restent parfois sans échos auprès des autorités municipales (Chevalier 2015).

Par ailleurs, il est bon de rappeler que cet enjeu est aussi l’affaire de tous les citoyens et de toutes les citoyennes, collectivement. La plateforme collaborative Hollaback ! propose ainsi certaines manières de réagir en présence d’une agression, comme le fait de demander son chemin, d’offrir son siège dans le bus à la personne cible, et plusieurs autres idées d’intervention. Pour terminer, l’accès genré à l’espace public est une manifestation du sexisme qui persiste dans nos sociétés, auquel peut s’ajouter d’autres types de discriminations, et qu’à côté des politiques et des actions menées spécifiquement sur ce sujet, un changement social de grande ampleur, intersectionnel et intersectoriel est nécessaire.

Bibliographie

Bereni, Laure, & Chauvin, Sébastien, Jaunait, Alexandre et Revillard, Anne. (2012). Introduction aux études sur le genre. de Boeck Supérieur.

Centre d’éducation et d’action des femmes. (2006). La déclaration citoyenne des femmes de Sainte-Marie. Montréal.

Chevalier, Andréanne. (2015). Pour en finir avec la ville sexiste. Journal Le Métro. 2 novembre 2015  [En ligne].

Conseil des Montréalaises. (2016). Les femmes au centre de la ville. Mémoire présenté à l’Office de consultation publique de Montréal

Conseil des Montréalaises. (2017). Montréal, une ville festive pour toutes. Avis sur la sécurité des femmes et des jeunes femmes cisgenres et trans lors des évènements extérieurs à Montréal. Avis déposé au conseil municipal de la Ville de Montréal.

Coutras, Jacqueline. (1987). Des villes traditionnelles aux nouvelles banlieues. Paris : SEDES.

Coutu Michel. (1997). Transport en commun –service de descente entre deux arrêts visant en exclusivité les femmes : discrimination fondée sur le sexe. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Desroches, Marie-Ève & Trudelle, Catherine. (2015). Transformation des quartiers centraux, mobilisation et évolution du droit à la ville pour les femmes : le cas du quartier Sainte-Marie à Montréal. Recherches sociographiques : 562-3. p. 481–503.

Lefebvre Henri. (1968). Le droit à la ville. Paris : Anthropos. 3ème édition.

Lieber, Marylène. (2008). Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question. Paris : Presses de SciencesPo.

Montréal, Hollaback !. Site internet.

Paquin, Sophie. (2006). Le sentiment d’insécurité dans les lieux publics urbains et l’évaluation personnelle du risque chez les travailleuses de la santé. Nouvelles pratiques sociale : Volume 19, Numéro 1, automne 2006.

Paquin, Sophie. (2009). Ma ville en toute confiance. Guide des meilleures pratiques pour un aménagement sécuritaire destiné aux municipalités et à leurs partenaires. Gouvernement du Québec

Regroupement québécois des CALACS. (2015). Statistiques de 2015.

Valentine, Gill. (1989). The Geography of Women’s Fear. Area : Vol. 21, No. 44 (Dec. 1989). p. 385-390.

Ville de Montréal. (2015). La pratique artistique amateur dans l’espace public, des occasions à saisir.

Vigneault, Alexandre. (2014). Harcèlement de rue : vulnérables à Montréal ?. La Presse. Disponible à cette adresse < http://www.lapresse.ca/vivre/societe/201411/28/01-4823463-harcelement-de-rue-vulnerables-a-montreal.php>

Young, Iris Marion (1990). Justice and the Politics of difference. Princeton : Princeton University Press.

*Agathe Lelièvre est étudiante au doctorat en sciences politiques à l’Université de Montréal. La capsule a été réalisée dans le cadre du cours POL6512 sous la direction de Laurence Bherer.