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Les conséquences sociales et matérielles des transitions énergétiques urbaines à Montréal dans l’après-guerre

Octobre 2023

Par Clarence Hatton-Proulx, étudiant au doctorat en études urbaines, INRS

Faire l’histoire de la trajectoire d’une ville énergivore

Pour faire face aux changements climatiques, les villes sont sommées d’opérer une transition énergétique profonde. Ce problème est généralement cadré d’un point de vue technique et les discussions qui l’entourent sont dominées par un registre issu de l’ingénierie. Pourtant, les transitions énergétiques entraînent aussi des conséquences sociales et matérielles déterminantes. Les villes sont responsables de la majorité de la consommation d’énergie mondiale et pilotent des transformations qui dépassent leurs frontières. Afin d’éclairer ces thématiques, ma thèse sélectionne une étude de cas historique s’étirant sur quatre décennies (1945-1980) à partir d’une échelle urbaine. Partant du présupposé que les transitions énergétiques passées offrent des clés de compréhension pour celles d’aujourd’hui et de demain, cette thèse profite de la longue durée, du point de vue rétrospectif et de l’accès unique à des documents d’archives que seule l’histoire peut offrir.

Ma recherche étudie plus précisément les conséquences des transitions énergétiques urbaines à Montréal, métropole d’un des pays les plus énergivores au monde. Elle se focalise sur la période des Trente Glorieuses, entre 1945 et 1973, marquée par une importante croissance économique et une intensification du métabolisme énergétique montréalais, ainsi que sur la crise de l’énergie des années 1970. Elle s’intéresse à la transition du système de l’énergie physique, centré sur le charbon et le bois, vers celui de l’énergie en réseau, centré sur le pétrole, l’hydroélectricité et le gaz. Enfin, elle vise à cerner les conséquences de cette transition sur l’environnement urbain ainsi que sur les pratiques de consommation d’énergie.

Des archives et des entretiens

Ma thèse déploie une méthode qualitative qui croise l’analyse de documents d’archives et d’entretiens d’histoire orale semi-dirigés. Dans un premier temps, pour faire l’histoire des transitions énergétiques urbaines à Montréal dans l’après-guerre, je me suis majoritairement basé sur des documents d’archives prenant différentes formes : correspondances interne, rapports techniques, bulletins d’entreprise, journaux généralistes, revues spécialisées, retranscriptions de réunions et d’assemblées, demandes de permis de construction, procès et litiges, règlements municipaux, photographies, rapports annuels. Ces documents proviennent de 15 centres d’archives situés à Montréal, Québec et Ottawa. Les plus importants fonds sont les archives de la Ville de Montréal, les archives d’Hydro-Québec et les archives nationales du Québec.

Dans un deuxième temps, j’ai mené 13 entretiens d’histoire orale avec des personnes de 64 à 97 ans ayant grandi près des raffineries de pétrole de l’est de Montréal, soit à Montréal-Est et à Pointe-aux-Trembles. En plus de pallier les contraintes d’accès aux archives des sociétés pétrolières, ces entretiens m’ont permis de comprendre l’expérience de la pollution environnementale dans les territoires pétroliers montréalais. Ils ont permis de donner une voix à des personnes « ordinaires » moins représentées dans les sources écrites.

Des conséquences sociales et matérielles profondes

L’histoire de la planète depuis 1945 est celle d’une grande accélération de la production et de la consommation d’énergie. Durant cette période, Montréal s’est considérablement étalée. De plus en plus nombreuses, les personnes qui y ont élu domicile se sont déplacées plus souvent, se sont chauffées plus intensément et ont travaillé avec des machines sophistiquées. Toutes ces activités ont reposé sur un approvisionnement énergétique considérable qui a entraîné des conséquences matérielles et sociales bouleversantes. Ma thèse raconte ainsi deux histoires liées : la présence de l’énergie en ville et son expulsion. Sous le système de l’énergie physique, le bois et le charbon sont omniprésents dans le paysage urbain. Le pétrole est aussi présent, principalement à travers les raffineries de l’est de l’île de Montréal, qui en font un territoire sacrifié.

Mes résultats montrent toutefois que l’énergie est graduellement effacée de la ville. En effet, particulièrement durant les années 1950 et 1960, les espaces d’entreposage de bois et de charbon disparaissent de Montréal sous la pression des résidentes et des résidents qui y ont de moins en moins recours dans leur vie quotidienne et les voient comme des nuisances urbaines. Plus tard, malgré l’attachement de la population locale aux emplois décents et à l’idéologie productiviste qu’elles incarnent, la plupart des raffineries de pétrole montréalaises ferment leurs portes à partir des années 1980, laissant derrière elles des sols contaminés et une population marginalisée. L’expulsion du bois et du charbon hors de la ville s’explique par leur remplacement partiel par des formes d’énergie produites et transformées loin de Montréal, en particulier l’hydroélectricité venant du nord du Québec et le pétrole de l’Ouest canadien. Ces formes d’énergie distribuées en réseau fournissent le soubassement matériel des Trente Glorieuses.

Ces approvisionnements abondants entraînent des conséquences profondes sur la ville et les personnes qui l’habitent. La diffusion de l’énergie en réseau provoque un éclatement urbain, alors que le pétrole permet aux ménages de se loger plus loin des secteurs d’activité principaux et que le chauffage central carboné et électrifié facilite l’occupation de maisons individuelles détachées et spacieuses. Ces maisons sont chauffées de manière plus intensive puisque les nouvelles possibilités techniques offertes par le pétrole, le gaz et l’électricité haussent les standards de confort qui gouvernent les pratiques de consommation d’énergie. Les ménages sont passablement inconscients des conséquences environnementales de leur mode de vie puisque celles-ci ont lieu bien loin de leurs yeux et de leur nez. Ce phénomène accompagne le glissement d’une culture énergétique centrée sur le spectre de la pénurie vers une autre qui promet l’abondance.

Conclusion

Les conséquences environnementales de la transition du système de l’énergie physique vers celui de l’énergie en réseau sont considérables. Dans l’est de Montréal, les activités de transformation pétrolière génèrent une importante pollution de l’air, de l’eau, des sols et sur les corps des personnes exposées. Dans le nord du Québec, l’aménagement de barrages hydroélectriques et de lignes de transport bouleversent des écosystèmes entiers ainsi que les manières de vivre des peuples autochtones présents sur ces territoires depuis des millénaires. Aujourd’hui, la ville de Montréal est tributaire de l’énergie en réseau et n’est pas sortie de l’idéologie d’abondance et de croissance à laquelle ce système est associé. Puisque les choix du passé conditionnent les options présentes et futures, particulièrement dans le cas des imposantes et coûteuses infrastructures énergétiques, cette histoire doit guider notre lecture actuelle des chemins de transition qui s’offrent à nous.

 

*Cette recherche a reçu le soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et du Comité d’histoire de l’électricité et de l’énergie.