Par Alicia Fortin-St-Gelais, étudiante à la maîtrise en études urbaines (UQAM)
Présentation de la recherche
En 2018, l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) tenait une consultation publique portant sur l’avenir du parc Jean-Drapeau. Avec la participation de plus de 7 000 personnes, il s’agit de la plus grande implication citoyenne connue pour ce type de consultation. D Dans les conclusions de son rapport, l’OCPM mentionne notamment l’importance des traces historiques laissées sur le territoire et la manière dont elles peuvent être utilisées pour les futurs aménagements du parc. L’organisme public indique également qu’il est important d’inclure la participation citoyenne dans les procédures de gouvernance du parc.
Ces deux observations de la part de l’OCPM correspondent également à certains changements constatés dans le paradigme du patrimoine contemporain. En effet, on note une augmentation de l’implication des citoyens et citoyennes dans la protection du patrimoine. Ainsi, on reconnait de plus en plus les valeurs mises de l’avant par ces acteurs dont la présence va croissant. Ces valeurs, que l’on peut donc regrouper sous l’appellation de « valeurs sociales », font référence à l’attachement particulier qui se crée entre une société et un bien patrimonial. Contrairement au patrimoine des spécialistes se basant davantage sur la beauté ou l’historicité d’un bâtiment, la valeur sociale est associée à des biens qui ne se distinguent pas par leur exemplarité, mais plutôt par leur présence dans le quotidien des personnes. Ainsi, dans les dernières années, on a pu voir davantage la patrimonialisation d’objets basés sur la reconnaissance sociale, par exemple l’enseigne d’Archambault sur la rue Sainte-Catherine à Montréal, remise en place en raison de la levée citoyenne de boucliers au moment de son retrait.
Dans le cadre de ma recherche, j’ai souhaité valoriser l’apport citoyen dans le domaine du patrimoine en me concentrant sur l’étude d’une communauté patrimoniale en ligne. À travers la revue de la littérature, il est apparu que ces communautés peuvent prendre une grande variété de formes. C’est notamment pourquoi plusieurs auteur·e·s appellent à les voir davantage comme un processus. Plus particulièrement, il est possible de distinguer deux logiques d’actions en matière de patrimoine, soit l’appareil monumental et les communautés patrimoniales. L’appareil monumental correspond à l’institution du patrimoine contemporain, composé principalement d’expert·e·s cherchant à attribuer des valeurs statiques, d’après l’âge, la beauté ou l’ingéniosité de la construction du bâtiment. Souvent, cette reconnaissance vient également avec l’attribution de statuts gouvernementaux afin d’assurer la protection du bâtiment. Les communautés patrimoniales, quant à elles, font partie d’un processus plus flexible, où la valeur du patrimoine, sa valeur sociale, est justifiée par la reconnaissance de la population et cherche davantage à mettre en place des projets qui permettent d’intégrer ces biens patrimoniaux aux dynamiques actuelles de la ville plutôt que de les figer dans le temps, comme l’appareil monumental tend à le faire.
Méthodologie
Étudier une communauté patrimoniale en ligne m’est apparu comme un moyen simple et pertinent de constater comment ces communautés se composent et l’influence qu’elles ont sur le patrimoine. Le caractère virtuel de ces communautés offrait alors une façon d’observer un type de communauté patrimoniale qui apparait très peu dans la littérature scientifique jusqu’à présent. Pourtant, depuis l’essor des réseaux sociaux au début du 21e siècle, ces communautés ont considérablement proliféré. Des réseaux comme Facebook permettent de rejoindre un grand éventail de personnes, dispersées aux quatre coins du monde. Plus particulièrement, le groupe Facebook Expo 67, au centre de mon étude, comptait plus de 30 000 membres, surtout au Canada, mais également à l’international. Cette communauté, active depuis 2007, est rapidement apparue comme un choix des plus pertinents vu son engagement manifeste pour le patrimoine, mais aussi la quantité de données disponibles pour l’analyse.
Afin d’étudier cette communauté patrimoniale en ligne, j’ai procédé de façon simultanée à une recherche documentaire à partir des publications de la page Facebook ainsi qu’à des entrevues avec des membres du groupe. Un total de 20 sujets ont été rencontrés, alors que 57 publications et 282 commentaires ont été analysés.
Résultats
Dans un premier temps, l’analyse des données a permis de constater que, si cette communauté reprenait plusieurs éléments du discours d’expert·e·s, son propos n’en était pas moins important. D’une part, il a mis de l’avant l’étendue des connaissances de la communauté sur l’Expo 67, autant par les faits officiels que par les histoires personnelles. D’autre part, j’ai pu constater que la valeur sociale émerge à travers ces représentations et que cette valeur, particulièrement dans le cas de l’Expo 67, revêt un aspect identitaire fort. En effet, l’évènement d’envergure internationale est souvent utilisé pour exprimer la fierté du Québec d’être parvenu à recevoir le monde en grand en 1967. L’Expo 67 représente le potentiel du Québec, potentiel qui aurait été perdu au fil des ans et qui s’est doublé de la déception subséquente des Jeux olympiques de Montréal en 1976. Ce discours est important dans la mesure où il démontre bel et bien la présence d’une communauté patrimoniale et son attachement manifeste aux traces persistantes de l’Expo 67.
L’analyse de la composition de la communauté et de ses ambitions est un moyen d’aborder l’intérêt commun des participant·e·s pour l’histoire de l’Expo 67 et leur objectif partagé de préserver la mémoire de cet évènement. Pour plusieurs personnes participantes, il s’agit également d’un patrimoine en danger en raison de l’avenir incertain de plusieurs bâtiments datant de l’Expo, mais aussi du manque de transmission aux plus jeunes. Cette inquiétude mobilise le groupe, qui n’hésite pas à passer à l’action afin d’assurer la préservation de son patrimoine.
Finalement, afin de répondre à ses objectifs, cette communauté patrimoniale en ligne cumule plusieurs rôles : celui d’une archive vivante où se mélangent l’histoire officielle et les anecdotes personnelles, celui d’une courroie de transmission de ce patrimoine à travers les initiatives personnelles des membres et, finalement, celui de protecteur menant une veille constante sur les projets autour des bâtiments restants de l’Expo 67. Je suis également parvenue à démontrer l’influence manifeste de ce groupe à travers ses réalisations, ses relations avec les journaux locaux ou avec des membres clés du domaine patrimonial.
Je termine en observant que, malgré les efforts de la communauté patrimoniale en ligne et les résultats obtenus, celle-ci reste toujours dans le paradigme de l’appareil monumental. Elle semble encore être subordonnée aux expert·e·s, un enjeu qui était également soulevé dans la revue de la littérature. Ainsi, ma recherche se veut un appel à changer nos façons de faire, afin d’inclure l’apport clé de ces communautés pour la protection du patrimoine, de la même façon que l’OCPM évoquait que l’histoire et la participation citoyenne étaient des leviers essentiels pour l’avenir du parc Jean-Drapeau.