Recherche et pandémie

Entrevue avec Emmanuel Ravalet*

Entrevue et édition : Valérie Vincent (Juin 2020)

Projet piloté par Villes Régions Monde, l’objectif de cette nouvelle rubrique est de mettre en lumière les répercussions de la crise de la COVID-19 sur les projets de recherche en cours des chercheurs du réseau et de certains collaborateurs canadiens et internationaux et de voir si le contexte suscite de nouvelles pistes de recherche en études urbaines.

*Emmanuel Ravalet est chef de projet et associé dans le bureau Mobil’homme et chargé de cours à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (Suisse)

Est-ce que vous pouvez me dire sur quoi portaient vos projets de recherche avant le mois de mars 2020, c’est-à-dire avant le déclenchement de la crise de la COVID-19 ?

En préambule, précisons que je travaille sur la thématique des mobilités spatiales. Il va sans dire qu’elles ont été très fortement affectées par la crise sanitaire. À Mobil’homme – qui est un bureau d’étude de type « spin off » rattaché à l’École polytechnique fédérale de Lausanne – et à l’Université de Lausanne (où j’étais chargé de recherche en 2018 et 2019), j’ai travaillé sur plusieurs projets qui concernaient les mobilités liées au travail. C’est une forme de mobilité intéressante parce qu’elle structure l’offre de transport. En lien direct avec ces éléments, j’ai publié un article l’année dernière (avec Patrick Rérat) qui portait sur les liens entre télétravail et mobilités spatiales. J’ai également travaillé sur le vélo en général (plus particulièrement sur le vélo à assistance électrique) et sur les nouveaux services à la mobilité : co-voiturage, autopartage, etc. Enfin, avant mars 2020, nous avons mené plusieurs travaux de prospective en matière de transport, pour accompagner plusieurs transporteurs (SNCF, Lyria, CFF, aéroport de Genève) et collectivités (notamment le Canton de Vaud) dans leurs exercices de planification. Je suis donc positionné depuis plusieurs années sur des travaux de recherche et des études à l’interface entre le champ académique et les besoins opérationnels.

Maintenant, en quoi la crise actuelle change la donne ?

Toutes les recherches et études dont je viens de parler sont chamboulées sur le fond et sur la forme par la crise sanitaire. Prenons quelques exemples. Dans le cadre du travail de prospective que nous avons mené pour l’aéroport de Genève (portant aussi bien sur les passagers aériens et les salariés), le travail consistait à évaluer la pertinence d’investissements supplémentaires de leur part en matière de stationnement automobile. Depuis que la crise a commencé, nous avons été amenés à travailler avec eux pour mettre à jour nos modèles.

Sur le télétravail maintenant, nous avons proposé avec Patrick Rérat (Université de Lausanne) un projet de recherche au Fonds national suisse de la recherche scientifique en 2019. Il a été accepté et doit débuter en janvier 2021 pour quatre ans… sauf que ce projet a été écrit avant la crise sanitaire. L’approche se basait sur des données quantitatives selon lesquelles les personnes qui télétravaillent ont tendance à habiter plus loin de leur lieu de travail que celles qui ne télétravaillent pas. La question est assez simple, nous souhaitons savoir si c’est la possibilité de télétravailler qui fait en sorte que ces personnes habitent loin ou si c’est parce que ces personnes habitent loin qu’elles télétravaillent. Dans les deux cas, les économies réalisées en termes d’émission de gaz à effet de serre les jours où les gens télétravaillent sont compensées par des distances supplémentaires les jours où ces personnes ne télétravaillent pas et se rendent sur le lieu de travail conventionnel. Nous allons devoir, dès le lancement de cette recherche, repenser le projet dans son ensemble et le recontextualiser en lien avec la crise sanitaire. En effet, celle-ci a constitué une vaste expérimentation du télétravail pour les employeurs et pour les employés et a certainement suscité des changements importants en termes de représentations et de pratiques du télétravail. On a tous beaucoup appris sur cette pratique et sur la manière dont on peut l’adapter dans différents contextes. Cela nous a permis de faire évoluer nos pratiques de recherche.

En ce sens, pendant le confinement, nous avons lancé avec Mobil’Homme une enquête dans sept pays (Suisse, France, Belgique, Allemagne, Espagne Luxembourg et Autriche) avec un certain nombre de questions sur le télétravail. Cela nous a permis de pointer (par secteur d’activité, par type d’emploi, par niveau de responsabilité) qui « pouvait » recourir au télétravail et qui ne pouvait pas. Nous avons pu mettre en évidence, par exemple, que les emplois qui étaient compatibles avec le télétravail étaient davantage protégés du chômage technique. On a aussi remarqué que les femmes qui pouvaient télétravailler et qui avaient des enfants le faisaient davantage que les hommes dans une situation équivalente…

Ces deux exemples montrent qu’on est obligé de s’adapter à un contexte qui est en train de changer. Mais quelque part, on retrouve les fondements de notre métier et de notre activité en sciences sociales, c’est-à-dire qu’il faut toujours être à l’écoute des gens, de la manière dont ils font leurs choix, de ce qu’ils ont envie de faire et il faut essayer de prendre du recul par rapport aux politiques d’aménagement, de développement de service à la mobilité. La crise met encore plus en évidence ces éléments qui font déjà partie de notre métier.

Nous avons aussi bien sûr ressenti un fort impact sur le plan méthodologique. Bien qu’habitués au télétravail, la pratique de l’urbanisme telle qu’on la défend passe par une analyse fine des populations et des processus de décision. Tous nos outils d’échange, de partage, d’écoute nécessitent d’être adaptés. Les entretiens individualisés, les focus groups, l’observation participante, les entretiens informels dans les espaces de mobilité ou les espaces publics, tout cela ne fonctionnait plus pendant trois mois et fonctionne encore mal aujourd’hui. Les gens sont encore réticents à l’idée de venir passer deux heures dans une salle avec nous, même en prenant des précautions. Dans ce tout début du mois de juillet, nous allons sur le terrain pour un projet mené pour le canton de Genève et nous devons faire des entretiens informels avec les passants. Les échanges seront rendus plus difficiles par le port du masque, l’éloignement, etc. Paradoxalement, l’implication de la population est rendue plus difficile alors même qu’on est dans une période où c’est plus important que jamais de l’impliquer. C’est certain qu’on peut utiliser les outils numériques pour faire des entretiens individualisés, on a même imaginé des focus groups entièrement animés en virtuel, toutefois, on les a seulement imaginés… pour être honnête, on ne souhaite pas en arriver là.

Quelles sont vos réflexions (même préliminaires) sur l’après-COVID-19? Quels seront les impacts sur la ville ? Est-ce que la situation actuelle vous inspire de nouvelles pistes de recherche ?

En ce qui concerne l’émergence de nouvelles pistes de recherche, on travaille depuis quelques semaines pour le canton de Genève sur les espaces publics et sur les modalités d’aménagement d’espaces publics plus inclusifs au sens large, c’est-à-dire des conviviaux et agréables pour tous. Les contraintes sanitaires sont un élément supplémentaire dont il faut maintenant tenir compte. Ça vient ajouter une dimension supplémentaire au projet. La crise actuelle a généré des besoins où les chercheurs et les experts dans les bureaux d’étude se positionnent avec les prestataires publics pour essayer de faire que les mesures d’urbanisme tactique aujourd’hui mises en place soient des mesures pensées, réfléchies et partagées afin qu’elles puissent perdurer dans le temps.

Je ne sais pas de quoi sera fait le futur, mais des changements se profilent. Tout récemment, des discours politiques radicalement différents ont pu être prononcés, et des décisions fortes ont été prises sur le plan de la mobilité et sur le plan environnemental. Cela concerne le vélo, les dessertes aériennes, l’éclairage public la nuit, etc.  Il me semble que ces décisions n’auraient pas été prises aussi rapidement et fortement sans la crise sanitaire. La crise accélère semble-t-il des changements qui étaient déjà à l’œuvre.

Sur le plan de la sociologie des mobilités (qui est notre champ d’analyse), nous savons que les pratiques en termes d’utilisation des modes de transport et d’activités réalisées sont associées à une forte inertie notamment portée par l’habitude. Aussi, il est difficile d’accompagner les populations vers le changement, qui se fait plus généralement à des périodes de rupture dans l’histoire individuelle de chacun (déménagement, séparation, mise en couple, perte d’emploi, accident de la route, etc.). Ça peut être très varié, en autant que ce soit une rupture forte. Même si on développe une nouvelle offre de transport public, les gens ne vont pas changer leurs habitudes instantanément. Ce qui s’est passé avec la crise sanitaire, c’est que tout le monde a vécu, en même temps, une rupture susceptible d’entraîner des changements de pratiques. On le voit de manière avec le vélo. Même s’il n’a pas nécessairement été beaucoup plus utilisé pendant la crise pour se rendre sur les lieux de travail il l’a été pour d’autres motifs. Il y a une explosion des achats de vélo et ça semble être encore plus marqué en zone rurale qu’en zone urbaine (en tout cas dans les pays européens). C’est quand même quelque chose qui est fascinant et qui pourrait perdurer.

Et puis le confinement – on l’a vu dans plusieurs enquêtes – semble avoir été beaucoup moins bien vécu par les gens en ville que par les gens en campagne. On a remarqué une relation à l’espace de proximité tendue dans certains quartiers. Quelques signaux nous indiquent que les gens pourraient être tentés de quitter les villes (ou la densité) suite à la pandémie. Ça nous porte à défendre plus encore l’idée qu’il est fondamental de travailler sur la qualité de vie en ville. C’est intéressant parce qu’une des ambitions de l’urbanisme, à la base, c’était d’intervenir sur l’hygiène en ville. On l’avait un peu oublié et maintenant, ça revient en premier plan. Est-ce que ça perdurera ? C’est difficile à dire, mais il se passe quelque chose qui va nous concerner au moins pour les mois à venir, peut-être plus…