Compte rendu

44e Conférence de l’International Association for Time-Use Research

Time use and wellbeing: the challenges ahead in a post-pandemic era of uncertainty

Montréal (UQAM), du 16 au 19 août 2022

Par Suzanne Pirie, étudiante au doctorat en génie industriel (Polytechnique Montréal), Nathalie Nahas, diplômée à la maîtrise en études urbaines (UQAM), Flandrine Lusson, étudiante au doctorat en études urbaines (INRS) et Ugo Lachapelle, professeur en études urbaines, UQAM.

Présentation

L’International Association for Time Use Research (IATUR) est une organisation qui se rencontre annuellement tour à tour en Asie, en Europe et en Amérique. La conférence annuelle de l’IATUR a été organisée à Montréal en août 2022, un premier retour au Canada depuis la conférence  tenue à Halifax en 2005. Cet événement visait à rassembler des chercheur.es de disciplines variées autour de l’usage des enquêtes d’emploi du temps. Il a permis d’exposer de nouveaux résultats de recherche faisant usage des données, mais aussi de présenter des nouvelles approches à la collecte des données d’emploi du temps. Ainsi le colloque a attiré tant les chercheur.es que les professionnel.les des agences nationales de statistique, mais il a aussi permis de dégager des constats d’importance et faciles à interpréter pour les médias et le grand public. L’emploi du temps et ses variations sont vécus et compris par l’ensemble de la population parce que c’est un reflet de notre quotidien.

La thématique de l’année : « Time use and wellbeing: the challenges ahead in a post-pandemic era of uncertainty » nous a donné l’occasion de nous intéresser à plusieurs éléments observés et prospectifs sur les impacts de la pandémie de COVID-19 sur nos activités et l’organisation de notre temps.

On l’a vu durant la pandémie, plusieurs de nos habitudes ont été modifiées et ces changements pourraient avoir des impacts plus durables sur nos comportements. Qu’on pense au télétravail, au temps passé seul, en famille ou avec nos dispositifs électroniques; qu’on envisage le transfert des usagers des transports en commun vers l’automobile ou la marche et le vélo, considérés comme moins à risque, ou la croissance rapide de l’achat en ligne, nos habitudes de vie semblent avoir été bouleversées de façon potentiellement durable. Bien que l’ensemble des sessions du colloque ne soient pas directement liées à ces changements récents et des spéculations quant au futur, les plénières, l’atelier et des sessions spéciales dans les salles de présentation ont mis en valeur cette thématique annuelle.

Contrairement à des colloques où les chercheur.es présentent des travaux disciplinaires, l’IATUR regroupe des chercheur.es de dizaines de domaines, ayant tous un point en commun : l’usage d’enquête d’emploi du temps. Naturellement, les organismes comme Statistique Canada et la division statistique des Nations Unies sont toujours présents à ce type d’évènement pour comprendre comment les chercheurs utilisent les données et comment les collectes peuvent s’adapter aux besoins de la recherche.

La tenue du colloque à Montréal a été une opportunité importante de renouveler l’intérêt des chercheur.es canadien.nes pour les données d’emploi du temps produites par Statistique Canada et de renforcer la communauté de recherche par l’intégration de jeunes chercheur.es à un moment où la collecte de données sur l’emploi du temps évolue rapidement grâce aux changements technologiques.

L’évènement a été rendu possible grâce à un partenariat entre l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’IATUR, le Vice-Décanat à la recherche de l’École des sciences de la gestion, le réseau Villes Régions Monde (VRM), le Centre interuniversitaire de recherche sur les réseaux d’entreprise, la logistique et le transport (CIRRELT) et le programme connexion du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH).

Trois comptes rendus thématiques rédigés par des étudiantes ayant également contribué à l’organisation du colloque et ayant assisté aux sessions proposent un survol de cet évènement fort en constats d’intérêt pour les chercheur.es en sciences sociales. Ils concernent les approches méthodologiques, les distinctions de genre dans la poursuite de différentes activités et les variations dans l’organisation du temps des individus avant et depuis la pandémie. Mais avant tout, le domaine des études sur l’emploi du temps est présenté.

L’emploi du temps, un domaine de recherche centré sur des outils de collecte de données partagés entre pays

L’emploi du temps est un domaine de recherche formalisé depuis le début du 20e siècle. Sa version moderne prend forme dans les années 1980 lorsque plusieurs programmes de statistiques nationaux intègrent les statistiques d’emploi du temps dans les comptes nationaux, particulièrement en ce qui a trait au travail rémunéré et non rémunéré (Zuzanek, 2009). Depuis, les enquêtes d’emploi du temps, composées d’un questionnaire traditionnel et d’un journal d’activités codifiés (voir figure 1) en périodes de temps, classification d’activité et localisation d’activité, ont été utilisées pour étudier une grande variété de phénomènes. Que ce soit pour l’étude du travail, rémunéré ou non (dans les comptes nationaux), de la distribution des tâches domestiques au sein d’un ménage, le temps de loisir, de sommeil, l’intégration des nouvelles technologies dans notre quotidien ou les déplacements, la flexibilité d’un journal d’activité continue de permettre d’étudier une variété de phénomènes d’intérêt aux politiques publiques (Gershuny, 2001).

Les méthodes utilisées dans la recherche sur l’emploi du temps (par Suzanne Pirie)
Par Suzanne Pirie, étudiante au doctorat en génie industriel (Polytechnique Montréal)

Les méthodes de collecte et d’analyses de données sur l’usage du temps permettent d’obtenir des résultats valides et comparables dans des domaines de recherche variés.

Au cours de la conférence IATUR 2022, trois grandes méthodes de collecte ont été exposées par les intervenant.es, ainsi que leurs différents usages dans les recherches menées. Ces trois grandes méthodes sont :

  • Le journal de l’emploi du temps
  • La méthode de rappel après 24 heures
  • Le sondage temporel

La méthode du journal d’emploi du temps

Comme son nom l’indique, la méthode de collecte de données grâce à un journal du temps, souvent transmis par la poste ou via une invitation électronique, implique que les répondant.es consignent l’ensemble de leurs activités, soit dans un journal papier ou par le biais d’une plateforme numérique (application mobile ou espace numérique). Les répondant.es doivent enregistrer toutes leurs activités par ordre chronologique, en incluant toutes les activités effectuées lors des heures non-travaillées. Les répondants doivent aussi souvent enregistrer des informations complémentaires liées à chaque activité enregistrée, comme le lieu ou encore les personnes présentes à ce moment précis.

Cette méthode de collecte de données a comme avantage de limiter le biais de mémoire et par conséquent de réduire les erreurs de mesures (te Braak et al., 2022).

Il est fortement suggéré aux répondant.es d’enregistrer leurs activités au fur et à mesure, voire en flux tendu afin de limiter le biais lié au rappel (recall bias). Il est à noter que les répondant.es ont tendance à ne pas enregistrer l’ensemble de leurs activités quotidiennes. Ainsi, le temps lié aux tâches domestiques est fréquemment sous-estimé, car il s’agit d’activités courtes et fragmentées (te Braak et al., 2022).

« 24 h recall method »

La méthode de rappel après 24 heures consiste en une entrevue structurée, en personne ou par téléphone, dans laquelle une personne en charge de l’enquête demande au (à la) répondant.e quelles ont été l’ensemble des activités effectuées lors des vingt-quatre dernières heures. Cette méthode est particulièrement utilisée dans les pays à faibles revenus afin de pallier le manque de littératie de certains pays (Bulungu et al., 2022). Cependant, les erreurs peuvent être courantes quand cette méthode est utilisée, que ce soit à cause du biais induit par la personne en charge de l’enquête, la présence d’activités simultanées ou encore les erreurs faites par le répondant.e.

L’utilisation de caméra montée sur la poitrine des participants.es qui capture une photo toutes les trente secondes permet de stimuler la mémoire des répondants et de limiter le biais de la personne responsable de l’entrevue (Bulungu et al., 2022). Cette dernière méthode est beaucoup plus couteuse et plus expérimentale.

Le sondage temporel

Le sondage est une méthode efficace de collecte de données, mais peut engendrer un plus grand nombre d’erreurs. On évite de faire remplir un journal d’activité quotidiennes, au profit d’un questionnaire plus classique comportant des questions sur la fréquence de participation à des activités ou le temps passé à mener certaines activités. Les sondages peuvent être réalisés en autonomie par le.la répondant.e, ce qui nécessite alors une excellente compréhension des questions, ou bien les sondages peuvent être réalisés par une personne chargée d’administrer le sondage. Dans ce dernier cas, il est important de prendre en compte le biais induit par cette personne tierce, qui collecte et collige les informations pour l’étude en cours. Lors du choix de la méthode d’administration d’un sondage, les chercheur.es doivent effectuer un arbitrage entre les différents coûts afférents (création, diffusion, validation etc.) à chacune des méthodes.

Pour les trois méthodes présentées ci-dessus, le plus grand défi reste de minimiser le biais de mémoire. Il est nécessaire que les participant.es utilisent l’outil de collecte de données rapidement après l’événement afin de ne pas oublier ou mélanger différentes activités ou leur séquence. En conséquence, le fardeau est souvent porté par les participant.es et cela peut venir diminuer la quantité et/ou la qualité des réponses.

L’utilisation des nouvelles technologies pour développer et diffuser les collectes et l’analyse des données représente le changement le plus important des dernières années. Il est nécessaire de ne pas sous-estimer l’importance de comprendre et maîtriser les enjeux de sécurité et de confidentialité dans les méthodes de collecte de données. Une seconde grande tendance est l’intérêt des grands instituts statistiques à mieux quantifier et mesurer certains phénomènes économiques grâce aux études sur le temps. Les différences hommes-femmes dans le travail non-rémunéré ont certainement suscité beaucoup d’intérêt durant le colloque de 2022.

Transition du sondage papier aux nouvelles technologies

Le développement des nouvelles technologies a permis un passage de méthodes de collecte basées sur des outils papiers à des outils numériques. Ces outils numériques peuvent être autant des sondages diffusés sur le Web, des applications numériques (exemple : https://www.motusresearch.io), que le port d’une caméra pour collecter des photos au fur et à mesure du déroulement de l’étude.

Ce changement de support introduit de nouvelles opportunités et de nouveaux défis pour les chercheur.es et les répondant.es. Il est désormais plus facile pour le.la répondant.e de participer aux études, car celles-ci sont plus facilement accessibles. Les répondant.es peuvent choisir quand et où répondre aux demandes des chercheur.es, et ceux-ci peuvent plus facilement communiquer avec eux grâce aux notifications « poussées » par l’appareil. Les nouvelles technologies permettent également de mieux adapter les méthodes de sondage aux populations sondées (ménage, personne individuelle, niveau de littératie et d’éducation etc.). Les analyses sont aussi facilitées par les enregistrements numériques et le coût d’opération est moins élevé. Cependant, la charge de travail devient plus importante pour les répondant.es, qui se retrouvent seul.es face à la tâche alors qu’ils.elles étaient accompagné.es avec les méthodes plus traditionnelles. Les sondages en ligne montrent également en général un taux de réponse de presque 12 points de pourcentage moins élevés que les sondages papiers.

L’ouverture des grands instituts statistiques à mieux quantifier certains phénomènes de société

Les grands instituts statistiques nationaux, comme Statistiques Canada, ouvrent leurs méthodes d’enquête pour prendre en compte les activités secondaires et/ou simultanées, que ce soit à l’échelle individuelle ou bien à l’échelle du foyer. Cette ouverture permet notamment de mieux quantifier certains pans de l’économie qui tendent à être sous-estimés, comme le soin apporté aux enfants dans les familles.

Importance des notions de confidentialité et de sécurité des données des répondants

Dans l’ensemble des méthodes utilisées, les notions de confidentialité et de sécurité des données sont essentielles au bon déroulement des études sur l’usage du temps. Outre une bonne compréhension de ces enjeux par les chercheurs, les outils de collecte eux-mêmes doivent être créés dans le respect des meilleurs standards de confidentialité et de sécurité de stockage des données.

L’utilisation des paradonnées

L’utilisation des paradonnées (par exemple des données sur les moments où les informations ont été saisies, le temps investi à répondre, le nombre de retour au questionnaire) est un élément crucial pour développer une meilleure connaissance sur comment les répondants participent (ou ne participent pas) aux études, tout en maintenant le respect des conditions de confidentialité et de sécurité des données. De même, des équipes multidisciplinaires sont nécessaires afin de créer des outils qui répondent au mieux aux besoins des chercheurs et optimisent l’expérience utilisateur (exemple : spécialistes en communication et en technologie de l’information).

En conclusion, les présentations de l’événement ont soulignés la multitude d’applications possibles de la recherche sur l’usage du temps ainsi que l’importance d’adapter les méthodes utilisées au contexte, questions et populations étudié, tout en validant les résultats obtenus.

L’inclusion des femmes dans le marché du travail (par Nathalie Nahas)
Par Nathalie Nahas, diplômée à la maîtrise en études urbaines (UQAM)

Au début du 20e siècle, dans plusieurs pays occidentaux, les lois commencent à changer afin de permettre aux femmes de devenir des membres à part entière de la société, ayant accès à des droits politiques, juridiques et économiques et la possibilité de mener une vie publique, séparée du cadre familial. Les pays occidentaux ont vécu des avancées inédites, notamment par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail après la Seconde Guerre mondiale, et surtout depuis les années 1970 (García Román et Gracia, 2022). Cette augmentation du taux d’activité des femmes est lié à des changements sociaux plus vastes, tels que les évolutions des normes sociales, mais aussi les innovations technologiques des appareils ménagers, l’amélioration des moyens de contraception, la légalisation du divorce et le développement du secteur des services qui crée de nouvelles opportunités professionnelles (Statistique Canada). Cependant, malgré cette plus grande participation des femmes dans la vie économique, des inégalités persistent. Actuellement, même dans les pays à plus hauts revenus, où les circonstances deviennent de plus en plus égales — notamment l’égalité des droits, l’accès à l’éducation— il y a encore une surreprésentation de femmes dans certains types de travaux — notamment ceux qui sont perçus comme moins qualifiés et ceux liés aux soins (Organisation Internationale du Travail). Les femmes restent par ailleurs moins présentes dans la politique et dans les positions de leadership dans les milieux professionnels (ONU Femmes).

L’emploi du temps comme outil de compréhension des inégalités systémiques de genre

Les recherches actuelles sur l’emploi du temps constatent que les femmes ont encore tendance, par rapport aux hommes, à plus se consacrer aux tâches domestiques et aux soins aux enfants, et à moins se dévouer à des activités de travail rémunéré (Rubiano-Matulevich et Viollaz, 2019 ; García Román et Gracia, 2022). De plus, puisqu’elles sont plus présentes sur le marché de travail, en ajoutant l’ensemble des responsabilités des femmes — activités rémunérées et non rémunérées, leur charge de travail totale a augmenté. Le fait de rendre le travail non rémunéré visible permet de comprendre quelles sont ces barrières systémiques qui continuent d’attribuer aux femmes les rôles de parent soignant et de responsable du foyer, malgré qu’elles cherchent également à s’approprier les rôles de professionnelles et leadeuses hors du foyer. Comme il n’est pas possible d’accumuler l’entièreté de ces rôles dans un espace de 24 h, la mesure des emplois du temps est déterminante pour afférer les inégalités de fait entre hommes et femmes — notamment dans l’accès aux opportunités professionnelles. En effet, la capacité des femmes à trouver un emploi est fortement corrélée avec leur charge de travail non rémunéré.

Comment atteindre un juste partage des rôles ?

L’objectif de Développement Durable numéro 5 de l’ONU est de « parvenir à l’égalité des sexes et d’autonomiser toutes les femmes et les filles ». Le sous-objectif 5.4 est formulé ainsi : « Faire une place aux soins et aux travaux domestiques non-rémunérés et les valoriser, par l’apport de services publics, d’infrastructures et de politiques de protection sociale et la promotion du partage des responsabilités dans le ménage et la famille, en fonction du contexte national ». En effet, face au constat de la division inégale des rôles entre hommes et femmes, différentes politiques publiques sont élaborées afin de favoriser dans la pratique un partage plus juste de ces rôles dans les familles. L’objectif est de promouvoir un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée par le biais de mesures de protection sociale aux ménages — et, ainsi, de permettre aux femmes d’accéder au marché de travail et d’y rester, si elles le souhaitent. Notamment, figurent parmi ces mesures l’accès à des services de garde des enfants — par le biais de subventions ou autres politiques d’accès aux systèmes de garderies, par exemple — et les congés parentaux rémunérés.

Constats des enquêtes d’emploi de temps

Les enquêtes traditionnelles d’emploi du temps, menées notamment par les programmes statistiques nationaux, permettent de mesurer les activités auxquelles les participant.es consacrent leur temps. Ces recherches  ont pour objectif de compléter les enquêtes liées au marché du travail avec des données d’emploi de temps et permettent d’obtenir des données au niveau individuel, et non seulement au niveau des ménages, afin d’identifier des inégalités. Des distinctions se font entre travail rémunéré, tâches ménagères et tâches liées au soin (notamment des enfants). Les enquêtes permettent de constater que la division inégale du travail rémunéré et non rémunéré entre hommes et femmes est présente dans tous les pays qui produisent ces données, mais avec plus ou moins d’intensité selon le pays (Rubiano-Matulevich et Viollaz, 2019 ; García Román et Gracia, 2022). Ceci peut être symptôme d’une différence liée aux normes sociales des pays (p. ex. visions plus ou moins traditionnelles des rôles féminins et masculins), ainsi qu’à leurs contextes législatif et de politiques publiques liées au travail, aux congés parentaux et aux services de garde des enfants (Rubiano-Matulevich et Viollaz, 2019). La notion de « pauvreté temporelle » — définie comme le manque de temps discrétionnaire (Goodin et al., 2008, cités par Rubiano-Matulevich et Viollaz, 2019, page 2) — est employée et le constat est que les femmes ont globalement plus tendance à être « pauvres de temps ». Ceci signifie notamment qu’elles disposent de moins de temps pour leurs soins personnels et activités de loisirs, ce qui affecte leur qualité de vie.

L’impact de politiques publiques

Une partie de la recherche sur l’emploi du temps se consacre à mesurer les impacts de certaines politiques publiques sur le partage des rôles et responsabilités entre hommes et femmes au long du cycle de vie. Plusieurs études emploient des données transversales afin de faire des comparaisons internationales ou vérifier des liens de corrélation potentiels entre les fluctuations du temps de travail rémunéré des femmes au long de leur vie et d’autres variables. Un exemple est l’identification de tendances associées à des mesures publiques liées, par exemple, à la protection sociale et aux services de garde des enfants et leur potentiel impact sur la répartition du temps des femmes (Apps et Rees, 2005). Le constat est que l’octroi d’un congé de maternité et l’existence de services de garde d’enfants sur le lieu de travail peuvent réduire les différences entre les sexes dans le temps consacré au travail rémunéré (Apps et Rees, 2005, cité par Rubiano-Matulevich et Viollaz, 2019, page 5). Les études mettent l’emphase sur différentes politiques publiques, telles que l’éducation préscolaire (Berlinski, Galiani et McEwan, 2009), la régulation des conditions de travail (Viollaz, 2018), ou la taxation des ménages (Apps et Rees, 2005). Cependant, la nécessité d’établir des liens de causalité mène d’autres chercheurs à travailler avec des données longitudinales qui permettent de mesurer l’avant et l’après de l’adoption de certaines mesures comme les congés parentaux (Wray, 2020) ou l’octroi de subventions pour la garde d’enfants (Attanasio et al., 2017).

Les présentations : Des nouveaux constats liés aux inégalités de genre dans les emplois du temps

Durant la conférence IATUR 2022, les questions relatives aux différences entre les sexes en matière de travail non rémunéré ont été abordées lors de plusieurs présentations. Comme l’ont présenté Kamila Kolpashnikova et Shital Desai dans leur étude exploratoire intitulée « A scoping review of time-use research: areas of substantial research interest and gaps », il s’agit d’un sujet qui est largement couvert par les études sur l’emploi du temps. Toutefois, l’accent a été mis dans les présentations sur des politiques publiques qui mettent en lumière de nouveaux enjeux. Par exemple, l’impact des politiques de congé de paternité sur les temps mère-enfant, dans la présentation de Dana Wray « Fathers’ Leave and Mothers’ (Solo) Care: How Paternity Leave Policy Shapes Mother-Child Time », ou l’impact d’une semaine de travail écourtée sur un collectif de femmes belges dans l’étude de cas de Francisca Mullens et Ignace Glorieux intitulé « The impact of a shorter workweek on social relationships ». De nouvelles méthodes commencent à être explorées afin d’améliorer notre compréhension du contexte des activités — c’est ce qu’a montré Ignace Glorieux dans sa présentation « Measuring gender equality by means of time-use data: bringing quality differences to the surface ». Si ces techniques nous permettent d’enrichir les analyses des inégalités dans la répartition des activités, il semble d’autant plus important de comprendre quelles sont les implications économiques de ces inégalités — c’est ce qu’ont abordé les auteurs Jacek Jankiewicz, Przemysław Garsztka dans « Domestic production and incomes from non-market activities — the shape of income distribution ». Les différences dans l’utilisation du temps ont également été identifiées sur des découpages de population moins documentés par la littérature, comme abordé par la présentation sur les disparités raciales présentée par Sarah James, Elizabeth Wrigley-Field et Corey Culver et intitulée « Racial disparities in daily affect in the United States from 1965 to 2012 ». La nécessité de différencier les professions a été évoquée dans certaines discussions, surtout face au constat que la Covid a eu des répercussions sur les professions ou secteurs d’activité à différents niveaux. Les enjeux relatifs à l’emploi du temps propres à certaines professions a ainsi été l’objet de deux présentations : ceux des professeur.es, abordés par Seth Gershenson, Victoria Gibney et Kristine West, dans leur présentation « Blurred Boundaries: A Day in the Life of a Teacher », et ceux des pompie.ères, abordés par Sebastian Grauwin, Pierre-Olivier Laffay, Lucie Leyronas et Marc Riedel dans leur présentation « Mapping French Firefighters shifts’ allocations: sociodemographic repartition & impact on time use ». Ces deux catégories professionnelles en particulier connaissent une forte rotation du personnel et les limites entre temps de travail et temps libre tendent à être, dans les deux cas, plus floues. C’est pourquoi des enjeux liés au stress ont été discutés pour ces deux professions. Enfin, une vision plus générale concernant les enjeux d’emploi du temps au travail a été abordée par Mark Ellwood dans sa présentation « The Future of Work: How Successful Employees Spend Their Time ». Il a notamment avancé le constat que la plus grosse perte de temps mesurée dans sa recherche sur le milieu professionnel est liée aux tâches administratives — à savoir, l’ensemble de tâches qui ne font pas partie de la description des postes. Le poids de ces tâches génère de la frustration chez les professionnel.les, d’où l’urgence et l’opportunité d’augmenter la productivité au travail en les éliminant ou en les réduisant.

Conclusion

Les travaux liés à l’emploi du temps parlent de plus en plus de distinctions entre différents types d’activités afin de raffiner les analyses. C’est l’exemple des distinctions employées par Wray afin d’approfondir la notion de responsabilité parentale : entre le temps solo versus le temps familial, et entre les activités de soin routinier versus les activités de développement. En effet, malgré la politique de congé parental, les mères passent plus de temps sur leurs soins aux enfants, et notamment sur les activités de soin routiniers, traditionnellement liées aux femmes. Cela permet de réfléchir aux politiques de congé parental existantes par rapport à leurs objectifs d’équité et s’ils sont atteints ou pas. Est-ce que, par exemple, il serait mieux que les pères et mères ne prennent pas leur congé parental en même temps afin d’assurer un partage plus égalitaire des tâches ou de protéger l’activité professionnelle des mères ? Un autre élément qui ressort des présentations est l’idée que la mesure du bien-être physique (ex. santé) et mental (ex. niveaux de stress) va de pair avec une compréhension de la place de certaines tâches dans la routine des individus — le sommeil, l’alimentation, le soin de soi, l’exercice physique et le loisir. La recherche de l’équilibre entre vie et travail est une aspiration qui traverse les différents secteurs de la population, selon des découpages de genre et âge, mais aussi de race, d’immigration et de profession/secteur. Il apparait de plus en plus important de tenir compte de ces différents découpages dans les études.

Un aspect important qui reçoit une attention grandissante est la question du lien social : le temps passé ensemble avec les familles, amitiés et relations sociales en général, mais aussi et surtout la qualité de ce temps-là. Les études sont ainsi en train d’enrichir leurs analyses de l’emploi de temps avec des données qualitatives, comme les sens attribués aux actions, ou avec des indicateurs quantitatifs basés sur le vécu des activités.

Quelques questions restent encore à approfondir dans les recherches, comme celle de la charge mentale — qui est définie comme la « sollicitation constante des capacités cognitives et émotionnelles d’une personne, liée à la planification, à la gestion et à l’exécution d’une tâche ou d’un ensemble de tâches » (Office québécois de la langue française). Ce concept permet de faire la différence entre l’action en soi et les activités de préparation qui précèdent l’action, et pourrait contribuer à la compréhension du partage des rôles dans les ménages. Enfin, un autre élément qui pourrait être plus exploité est le partage des activités liées à la transition socio écologique dans les ménages — comme le transport, l’énergie et l’alimentation. Dans tous les cas, il est certain que les différentes approches et méthodes des études sur l’emploi du temps sont en train d’apporter de nouveaux constats sur la répartition des tâches dans les ménages. Elles le font en tenant compte de la complexité, du contexte, de la synchronisation et des séquences d’actions qui composent les activités, mais aussi des sens, perceptions et sentiments qui y sont associés par les individus.

Bibliographie

García Román, J. et Gracia, P. (2022). Gender differences in time use across age groups: A study of ten industrialized countries, 2005–2015. PLOS ONE, 17 (3), e0264411.

Rubiano-Matulevich, E. et Viollaz, M. (2019). Gender Differences in Time Use: Allocating Time between the Market and the Household. World Bank, Washington, DC.

Wray, D. (2020). Paternity Leave and Fathers’ Responsibility: Evidence From a Natural Experiment in Canada. Journal of Marriage and Family, 82(2), 534‑549.

Statistique Canada

Organisation Internationale du Travail

ONU Femmes

Banque Mondiale

Évolution de l’emploi du temps des individus, bien-être et solitude : regards pré et postpandémique (par Flandrine Lusson)
Par Flandrine Lusson, étudiante au doctorat en études urbaines (INRS)

Des recherches sur l’usage social du temps ou le temps alloué par les individus aux tâches quotidiennes ont été présentées dans cette série de présentations faites par des chercheurs et chercheuses du monde entier. Comment décrypter le temps que passent les individus à dormir, travailler, avoir des loisirs, s’occuper des tâches quotidiennes du ménage? Comment récolter les données individuelles et collectives sur ces temps et quels outils utiliser? Comment l’emploi du temps évoluent-t-il et quels sont ses impacts sur le bien-être? Ces emplois sont-ils différents en fonction des pays? Ont-ils été impactés par la pandémie de COVID-19? Et comment?

Les National Time Use Surveys, utilisé dans une grande partie des pays occidentaux, sont les outils majoritairement mobilisés par les chercheurs et chercheuses présents à la conférence IATUR. Accompagnés de nouveaux outils, tels que le CaDDI (plateforme d’enregistrement de données du Center for Time-Use Research[1]), et de nouveaux modèles d’analyse de données comme la modélisation épidémiologique utilisée par Clarke Wilson, ces méthodes ont permis d’apporter des réponses plus précises sur le temps alloué par les individus aux activités quotidiennes ainsi que sur l’effet de la pandémie de COVID-19 sur celles-ci et le bien-être individuel.

Bien-être

Chris Payne explique qu’il existe plusieurs modèles théoriques pour comprendre le niveau de bien-être et de plaisir des individus en fonction des activités qu’ils-elles mènent. Le niveau d’appréciation d’une activité dépendra des émotions des individus au cours de la journée, mais aussi de l’âge, du sexe, du niveau de revenus et plus largement des caractéristiques socio-démographiques. Par exemple, Elena Mylona explique que le niveau de satisfaction des individus au travail diminue avec l’âge, qu’il varie en fonction des individus mais qu’il augmente si les individus ont le choix de faire ce qu’ils veulent faire.

Solitude

Les résultats d’études menées en Angleterre, au Canada, et aux États-Unis démontrent que bien avant la pandémie, et depuis plusieurs décennies, les individus passent toujours plus de temps seuls. Selon Enghin Atalay, l’augmentation du niveau d’éducation des individus et de meilleurs revenus y ont fortement participé. Le désire de passer du temps seul a lui aussi augmenté, en particulier au sein des relations de couple. Par exemple, selon une étude menée par Tom Buchanan, en 2016, les mères désirent davantage passer du temps seules (52.5%) que les pères (34%) et cela leurs permettrait, selon ce qu’elles rapportent, d’être de meilleures mères. Selon l’étude comparatives de Stella Chatzitheochari sur les données des American Time Use Surveys (ATUS) 2000 et 2015, le temps alloué aux activités de couple a diminué entre ces deux périodes. Ils passent moins de temps ensemble, au même endroit et à la maison, mais ils passent plus de temps dans des lieux différents et seuls.

Pendant la pandémie de COVID-19, les politiques sanitaires mobilisées par les gouvernements ont contribuées à augmenter la solitude, réduisant fortement les niveaux de contacts sociaux, entrainant une augmentation du temps passé seul à la maison ou avec le même ménage. La question posée par les chercheur.es est de comprendre si l’isolation provoquée par la COVID-19 et les restrictions provoquées par les politiques sanitaires ont eu des effets sur l’emploi du temps quotidien des individus.

Changements amenés par la pandémie

Les résultats d’études menées entre 2016 et 2021, comparant des données prépandémiques, pandémiques et postpandémiques, ont en effet démontré d’importants changements dans la vie quotidienne et l’emploi du temps des individus. Ainsi, l’étude réalisée en Angleterre de Juana Jonathan Gershuny à partir de données de 2016 à 2021 et l’étude comparative menée par Rezart Hoxhaj aux États-Unis entre des personnes immigrantes et des personnes nées aux États-Unis à partir de données de 2019 et 2021, démontrent que le niveau d’utilisation des médias de masse ont largement augmentés depuis 2016 et plus particulièrement depuis le début de la pandémie (30 minutes en moyenne – et 40 minutes pour les personnes immigrantes) tandis que les autres activités sociales ont diminuées. En revanche, si le temps alloué par les individus aux loisirs a diminué entre 2016 et 2020, celui accordé aux sports et exercices ont augmentés en 2020 et est resté stable après la pandémie. Également, pendant la pandémie, le temps alloué aux voyages, en particulier pour les personnes immigrantes, et au magasinage de rue ont diminué tandis que le temps alloué au magasinage en ligne a augmenté – pour revenir au même niveau que celui du magasinage de rue en 2021. Le temps de télétravail a largement augmenté pendant la pandémie et est resté stable postpandémie. Cependant, si Juana Jonathan Gershuny explique que le temps de travail a globalement augmenté en Angleterre pendant la pandémie, Rezart Hoxhaj démontre que le temps payé a diminué aux États-Unis – avant de revenir à un niveau normal postpandémie – mais que le temps de travail à la maison a, quant à lui, augmenté de 15 minutes en moyenne. Le temps de sommeil a lui aussi augmenté pendant la pandémie, mais selon Katherine Engel, la qualité du sommeil a, elle, diminuée, ayant des effets variés, en particulier sur la santé mentale des individus.

Les données disponibles ne laissent pas encore assez de recul aux chercheurs et chercheuses pour comprendre l’effet à long terme de la pandémie sur l’emploi du temps des individus. En revanche, les outils de mesure du temps évoluent et des outils comme le CaDDI facilitent de plus en plus la récolte rapide de données, ce qui permettra, à long terme, d’obtenir plus d’informations mais aussi de réaliser des études nouvelles comme celle de Eric Galbraith qui souhaite mieux comprendre la vie quotidienne des individus afin d’évaluer si des modifications d’emploi du temps permettrait de mettre en action, à l’échelle globale, un système écologique plus durable.

[1] Pour plus d’information sur le CaDDI

Bibliographie
Foley, L., Dumuid, D., Atkin, A. J., Olds, T., & Ogilvie, D. (2018). Patterns of health behaviour associated with active travel: a compositional data analysis. International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity, 15(1), 1-12.

Dryburgh, H. (2009). Introduction to the General Social Survey. Canadian Review of Sociology/Revue canadienne de sociologie, 46(4), 273-285.

Gershuny, J. (2001). Time-use: Research Methods. In N. J.. Baltes (Ed.), International Encyclopedia of the Social &Behavioral Sciences (pp. 15752-15756). Oxford: Elsevier Ltd.

Zuzanek, J. (2009). Time use research in Canada‚A History, critique, perspectives. electronic International Journal of Time Use Research, 6(2), 178-192.