Compte rendu

La collaboration entreprise / milieu académique. Quel cadre pour la recherche universitaire sur la ville ?

Par Valérie Vincent, coordonnatrice, réseau Villes Régions Monde

Mise en contexte

Le réseau Villes Régions Monde est un réseau stratégique qui a notamment pour objectif, de faire des liens entre une diversité d’acteurs : entre des chercheurs de différentes universités, de diverses disciplines, de différents pays, mais aussi entre des chercheurs et des représentants des milieux de la pratique. Juan Torres, professeur à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage à l’Université de Montréal et animateur de la table ronde explique qu’en urbanisme, par exemple, la relation avec les milieux de pratique est essentielle et très ancrée. Il y a un arrimage très intime entre l’enseignement, la recherche et la pratique professionnelle et cela passe par des relations humaines. Plus concrètement, il s’agit de relations riches avec des praticiens, dans beaucoup de cas anciens étudiants, qui deviennent collaborateurs (participants de recherche, conférenciers, critiques invités, etc.) au sein d’un écosystème d’acteurs. Si plusieurs programmes subventionnaires encouragent cet arrimage, il n’en demeure pas moins difficile de s’y retrouver et de cerner les dynamiques de cet écosystème dans sa globalité.

C’est ce contexte particulier qui nous a amenés à nous poser des questions sur les effets souhaités, pervers ou même inconnus de la collaboration entre chercheurs et collaborateurs des milieux de la pratique. Pourquoi collaborer avec telle firme et pourquoi pas une autre ? Qu’arrive-t-il lorsqu’on démarre un projet de partenariat avec une entreprise ? Quels effets cela peut avoir sur d’autres partenariats ? Ces questions se posent également lorsqu’on collabore avec des municipalités ou des ministères.

L’objectif de cette table ronde, qui s’est tenue le 8 décembre 2020, était de réunir différentes parties prenantes de cet écosystème afin de tenter de mieux cerner cette relation et d’identifier les enjeux, les avantages et les défis à relever.

 

Priscilla Ananian, professeure en études urbaines à l’UQAM

En plus d’être professeure à l’UQAM, Priscilla Ananian est directrice de l’Observatoire des milieux de vie urbains qui est une unité de transfert de connaissances reconnue à l’École des sciences de la gestion (UQAM) depuis 2018. Par ses activités, cet observatoire est en lien avec les milieux de pratique : OBNL, municipalités, arrondissements et quelques entreprises privées (souvent par l’intermédiaire de municipalités). Le mot clé, selon la chercheure, c’est le mot « écosystème ». Les phénomènes urbains sont complexes et multidisciplinaires et c’est en ce sens extrêmement difficile d’imaginer, selon elle, qu’ils soient compris et analysées en dehors de cet écosystème. Les frontières sont de plus en plus brouillées entre la recherche scientifique et celle qui émane des consultants. D’un côté, c’est bien parce que ça montre qu’il y a de plus en plus de liens qui sont tissés de part et d’autre, mais d’un autre côté, cela soulève plusieurs enjeux que la chercheure révèle :

L’éthique. En tant que chercheure dans une université, les certificats d’éthique sont requis pour tout ce qui touche des sujets humains et le cadre, pour récolter des données scientifiques, n’est pas forcément le même entre le milieu universitaire et le milieu professionnel.

La mutualisation. Lorsqu’on parle de collaboration, cela peut être entendu dans un sens très large. On peut choisir de partager les données et même d’aller jusqu’à co-construire l’objet et la question de la recherche (même si c’est plus rare). Reste qu’il faut se demander jusqu’où on va dans la mutualisation des données brutes, des analyses et dans la co-définition de la question de recherche tout en prenant en compte la question de l’éthique. Il faut aussi, selon elle, s’interroger sur la réflexivité que cette mutualisation va entraîner. Il y a une connaissance « terrain » et une connaissance scientifique, comment transférer ces connaissances ?

Le temps. La temporalité de la recherche n’est pas la même que la temporalité d’une entreprise. Au niveau de la recherche, on est souvent dans un rythme plus lent et moins dans l’urgence de mettre en place un plan d’action qui va dériver de ses résultats.

 

Marie-Noëlle Carré, directrice de projets, BC2 – Firme conseil en urbanisme et en aménagement du territoire

BC2, en tant que bureau d’études et de services conseils, travaille avec des expertises très variées (urbanisme, architecture de paysages, stratégie, équipements récréo-sportifs, design urbain) et à ce titre, l’entreprise entretient des relations de trois natures différentes avec la recherche universitaire :

  1. La documentation. L’entreprise utilise la documentation académique, principalement en ligne, pour nourrir ses analyses et approfondir ses connaissances.
  2. L’innovation et la collaboration. L’entreprise compte plus d’une centaine d’experts avec différents niveaux d’expérience. Elle accueille également de jeunes diplômés, des boursiers ou des stagiaires désireux d’intégrer leurs connaissances à leur pratique ainsi que des gens qui ont les pieds dans les deux milieux. Il y a donc une transmission de savoir permanente entre l’université et l’entreprise.
  3. La restitution. Les experts de la firme participent à des événements organisés par les universités pour transmettre leurs savoirs. Parfois cela se passe de manière informelle, mais d’autre fois, ces experts sont appelés à transmettre leurs connaissances de manière plus formelle, notamment sous forme de conférences.

À propos des avantages et inconvénients de ces différents liens entre le milieu académique et les entreprises privées, Marie-Noëlle Carré précise que ces collaborations leur permettent d’abord et avant tout d’avoir accès à des ressources humaines qualifiées et aux meilleurs talents dans les différents domaines. Ces liens permettent aussi bien sûr de contribuer au développement et à la croissance de l’entreprise. Enfin, l’accès à cette expertise de pointe, permet à l’entreprise de renouveler constamment ses façons de faire.

Sur le plan des inconvénients, elle note aussi qu’il y a nécessairement des différences de rythmes entre les deux milieux qui reposent essentiellement sur une différence de culture organisationnelle, mais aussi sur des objectifs différents. Les attentes budgétaires peuvent également causer problème de part et d’autre, c’est-à-dire qu’on peut se demander si on finance la réalisation d’un mandat avec des objectifs et des résultats bien particuliers ou bien le développement d’une recherche à plus long terme avec des résultats plus approfondis. Il y a donc là un enjeu financier.

Toujours à propos des contraintes, elle pose aussi la question de l’encadrement des stagiaires. Quel encadrement doit-on fournir ? Comment bien équilibrer le travail entre la recherche et le travail qui est exigé dans le cadre d’un mandat spécifique ?

Enfin, pour conclure, Marie-Noëlle Carré pose elle aussi la question de l’éthique et de la propriété intellectuelle. Comment développer des partenariats qui permettent de poursuivre des collaborations qui respectent les principes de l’éthique, mais qui répondent aussi aux besoins de chacune des deux parties ?

 

Samuel Descôteaux-Fréchette, chargé de projet et coordonnateur général, Arpent – Firme d’urbanisme

Co-fondateur de l’Arpent, une firme d’urbanisme à but non lucratif, Samuel Descôteaux-Fréchette commence par expliquer le lien qui unit leurs pratiques à la recherche. Si, lorsqu’ils réalisent des mandats, l’Arpent puise constamment dans les nouvelles recherches, ils créent également du contenu. VRM a d’ailleurs contribué à la réalisation de certains projets au tout début de l’entreprise en aidant à la réflexion. Il explique ensuite que l’Arpent fonctionne comme une firme privée, mais il n’y a pas d’actionnaires. Ainsi, toutes les marges de profits dégagées peuvent aller dans des mandats non lucratifs, par exemple la recherche. Au fil des années, l’Arpent a réalisé des mandats en collaboration avec d’autres organisations sur les unités d’habitation accessoires, sur les services écosystémiques et sur les mini-maisons. Toute cette recherche qualitative permet en quelque sorte de déconstruire certains préjugés et de produire des données probantes qui serviront à mener à bien les différents projets avec les municipalités.

À titre d’exemple, Samuel Descôteaux-Fréchette cite le mandat qu’ils ont réalisé pour l’UTILE (une entreprise qui construit du logement coopératif). Ils avaient besoin d’une base de données et l’Arpent l’a réalisée en pilotant une grande étude auprès de la population étudiante au Québec (17 000 répondants). Le fait que les membres de l’Arpent sont eux-mêmes issus du milieu de la recherche a bien sûr facilité le travail, mais en même temps, ça a permis, par la suite de mettre en œuvre le projet de construction de logements étudiants parce que l’UTILE était plus en mesure d’argumenter le besoin en logement auprès des municipalités.

Parmi les contraintes à la collaboration entreprise/recherche, Samuel Descôteaux-Fréchette mentionne lui aussi les différences entre les rythmes des deux univers. Il admet qu’il est difficile de déterminer à quel moment il faut arrêter de creuser un sujet afin de pouvoir enfin entreprendre le mandat et respecter le budget. Il se demande également jusqu’à quel point la recherche produite par sa firme peut engendrer un réel changement collectif à long terme sans que ces données servent à des fins contraires aux objectifs initiaux. Enfin, il estime qu’après quelques années de fonctionnement, c’est facile pour une entreprise d’entrer dans un cycle de rentabilité et de mettre de côté la recherche. Selon lui, il faut constamment se rappeler à l’ordre et se forcer à mettre de l’argent et du temps de côté pour réaliser cette recherche.

 

Maude Léonard, aménagiste, l’Enclume

Maude Léonard est aménagiste à l’Enclume, une firme à but non lucratif, mais elle est également chargée de formation pratique à l’École d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal. Du point de vue de la pratique, elle explique que l’Enclume utilise des approches méthodologiques développées dans le monde universitaire, surtout lorsqu’il s’agit d’études typomorphologiques ou patrimoniales. L’entreprise fait aussi appel à des chercheurs, mais dans le cadre de mandats plus ponctuels. À titre de professionnels, l’équipe de l’Enclume participe également au projet d’Atlas des paysages, porté par Sylvain Paquette (Université de Montréal).

Du point de vue de l’enseignement, elle constate un très grand désir, de la part des étudiants, de se rapprocher du monde de la pratique, mais pour elle il est important de rééquilibrer, de démystifier et d’expliquer l’importance de la formation académique. Selon Maude Léonard, il est important de déterminer les points de convergences afin de bien saisir l’apport de chacun des deux univers. Certains préjugés demeurent d’un côté comme de l’autre et certaines perceptions stéréotypées persistent. On a qu’à penser à l’idée du chercheur dans sa « tour d’ivoire », malheureusement toujours présente.  Mais, à qui revient la tâche de faire des ponts entre les deux mondes distincts ? Bien sûr, il existe des organisations comme Villes Régions Monde, mais comment faire ses ponts et à quel moment ? La question demeure extrêmement intéressante selon elle. C’est facile d’un côté comme de l’autre de rester campé sur ses positions et de ne pas intégrer le point de vue de l’autre.

Les avantages de la co-construction résident, selon Maude Léonard, dans l’élaboration d’un langage commun afin de faire bénéficier l’ensemble de la communauté des résultats et d’aller au-delà des préjugés et des idées stéréotypées.

Au niveau des désavantages de la co-construction, elle note, elle aussi, les différences de rythmes entre la recherche et les milieux de pratique. Plus encore, et bien souvent pour des raisons de coûts, le monde de la pratique n’a pas le temps (ou ne prend pas le temps) de s’instruire, de consulter des ouvrages scientifiques en amont ou de vulgariser et de faire rayonner les résultats de son travail en aval.

 

Louise Poissant, directrice scientifique, Fonds de recherche Québec – Société et Culture (FRQSC)

Louise Poissant commence en présentant les différents programmes du Fonds de recherche Québec (FRQ) qui sont conçus pour favoriser la collaboration entre les milieux de pratique et le milieu de la recherche : le programme Actions concertées, les programmes de bourses en milieux de pratique. Elle indique qu’un nouveau programme en collaboration (FRQ-MITACS) verra le jour prochainement. Elle parle également de Visage municipal (sous l’égide du fonds Nature et technologie), de Catalyseur d’innovation (aussi rattaché au fonds Nature et technologie). Quant à Adopte inc. et Osentreprendre, ces programmes s’adressent aux jeunes chercheurs ou aux étudiants qui souhaitent lancer des start-ups.

Madame Poissant explique aussi que le FRQ est impliqué dans plusieurs autres collaborations favorisant les partenariats de recherche, notamment les « Zones d’innovation » développées par le ministère de l’Économie; un réseau en économie circulaire; des ateliers scientifiques avec la Ville de Montréal; le programme COVIDART, un programme développé pour encourager les artistes et les municipalités à développer des projets en lien avec la pandémie que nous vivons actuellement. Elle cite également la collaboration entre le FRQ et l’Union des municipalités du Québec, la Fédération canadienne des municipalités et avec Investissement Québec.

Le Fonds de recherche Québec a également développé un guide pour les partenariats de recherche. Ce guide a été conçu en fonction des valeurs défendues par le fonds : la liberté académique, la propriété intellectuelle, le respect des règles de conduite et d’éthique en recherche, diffusion publique des résultats. Louise Poissant explique que ces règles vont certainement de pair avec certains écueils possibles (ou difficultés) dont ont fait mention les panélistes précédents. On craint notamment la perte de contrôle des chercheurs dans le design d’un projet, dans sa méthodologie, au niveau des normes de validation et du déroulement de la recherche, qu’ils soient empêchés de publier une partie ou l’ensemble des résultats, qu’ils doivent réorienter leurs projets pour satisfaire les vues ou les objectifs du partenaire.

Enfin, Louise Poissant admet que l’arrimage des temporalités est une réelle difficulté vécue par à peu près toutes les personnes qui sont en processus de recherche partenariale. Il est par contre, selon elle, primordial de prendre le temps de co-construire et de négocier avec les partenaires pour en arriver à des objectifs clairs et communs. Il est important aussi de prendre le temps de prévenir la perte de contrôle des chercheurs sur un projet. Elle conclut en disant que certaines recherches – surtout celles qui s’insèrent dans le volet « société et culture » du FRQ – peuvent prendre jusqu’à vingt ans à se réaliser et à se concrétiser. On n’a qu’à penser à des recherches en travail social ou en éducation.

 

Nathalie Gendron, directrice, Service de la recherche, INRS

Nouvellement entrée en poste à titre de directrice du service de la recherche à l’INRS, Nathalie Gendron commence en affirmant que cette université a un très large mandat et qu’il s’agit d’une institution au sein de laquelle on retrouve une grande diversité de domaines de recherche desquels on peut tirer un certain nombre de leçons. Les programmes en partenariat avec les entreprises sont extrêmement courants, notamment en santé et en technologie. Dans ces domaines, il est fréquent de voir des partenariats se développer avec des entreprises plus classiques qui sont vraiment intéressées à poursuivre un objectif commun, en termes de brevet, de commercialisation ou de profits. Toutefois, selon elle, lorsqu’il est question de sciences humaines et sociales, la perspective est différente, les entreprises sont différentes, les partenaires sont différents. Les partenariats vont se faire avec des OBNL, des organisations communautaires ou des municipalités par exemple. Ces organisations sont souvent financées par les mêmes bailleurs de fonds. Il faut faire attention, selon elle, à ce qu’on appelle le co-financement gouvernemental. Elle explique également que pendant longtemps, les villes n’étaient pas reconnues comme des partenaires admissibles. Or, ce n’est plus le cas maintenant suite à des changements de politique et c’est une bonne chose pour faire avancer la recherche.

Nathalie Gendron poursuit en affirmant que pour réduire les écarts au niveau des attentes et pour éviter certains écueils mentionnés précédemment, il est primordial que les demandes de de subventions en partenariat soient rédigées conjointement.

Au-delà d’une entente personnelle et professionnelle, elle recommande de vraiment penser à travailler dans une perspective d’entente collaborative. C’est bien sûr nécessaire pour obtenir le financement, mais plus encore, cet outil permet de mieux définir le projet dès le départ. Quelles sont les attentes mutuelles et raisonnables ? Quels sont les objectifs du projet ? Est-ce que chacune des parties a une compréhension commune du sujet, du contexte, de la revue de littérature ? Quelles vont être les obligations de chaque partie en regard du projet ? Souvent, selon elle, certains aspects sont difficiles à comprendre pour les partenaires, notamment tout ce qui touche aux frais indirects des universités et aux limites en termes de transferts de fonds. Il est enfin nécessaire selon elle, de bien définir en amont de la recherche les droits des différentes parties en matière de propriété intellectuelle, tout ce qui a trait à la direction des étudiants, les aspects éthiques et des mécanismes de résolution de conflits.

 

Conclusion

Suite à l’exposé initial de chaque paneliste, des échanges avec les participants ont eu lieu. Ces échanges ont permis notamment d’apporter des précisions et des exemples sur les éléments déjà évoqués. En conclusion, les participants ont constaté la richesse du sujet et la nécessité de lui consacrer davantage du temps et de réflexion, à travers des dispositifs variés qui permettent le partage d’expériences, notamment à partir de cas concrets et de situations problématiques.