Highline à New York.

Capsule thématique

L’éco-gentrification

Auteur : Guillaume Béliveau Côté* (avril 2018)

Présentation

La notion de durabilité fait maintenant partie intégrante de la rhétorique et des interventions de développement urbain. Dans cette perspective, la création de jardins communautaires, la revitalisation des cours d’eau, l’implantation de réseaux de transport durable, la requalification des parcs et des terrains vagues ainsi que la décontamination des terrains industriels s’ancrent dans un répertoire d’actions mises en œuvre par les villes, les promoteurs et les citoyens. Cependant, comme l’affirmait Maude Cournoyer-Gendron (en référence à un ouvrage de Flint et Raco, 2012) dans une capsule VRM en août 2015, « la promesse que représente la ville durable, […] présentée comme une situation gagnante-gagnante entre les sphères environnementales, sociales et économiques, aurait été ébranlée par la crise financière de 2008 ».

En effet, il semble que le contexte de crise puisse accentuer les effets pervers de l’injonction de la durabilité. En 2009, certains chercheurs, tels Quastel et Dooling, observent qu’un processus de gentrification accompagne certaines interventions vertes mises en œuvre par les municipalités, les promoteurs ou les citoyens. Ce processus est tour à tour désigné comme étant de la gentrification écologique (Dooling, 2009), de l’éco-gentrification (Quastel, 2009), de la gentrification environnementale (Checker, 2011) ou de la gentrification verte (Gould & Lewis, 2012).

Tous ces termes sont synonymes et correspondent à la mise en œuvre d’un agenda de planification ou d’une intervention, légitimée par une éthique environnementale, qui peut mener au déplacement et à l’exclusion des populations économiquement plus vulnérables (Dooling, 2009). Plus spécifiquement, ces stratégies et ces actions ont le potentiel de créer une pression sur les locataires, les personnes âgées propriétaires et les propriétaires (Miller, 2016). Cette pression, notamment sous la forme de hausses des loyers et d’une transformation des usages, les amène à quitter leur quartier. Les habitants sont alors graduellement remplacés par une population plus aisée.

Cette capsule s’intéresse tout d’abord au contexte qui favorise ces processus de gentrification : le développement néolibéral des villes (Harvey, 2012) et le sustainable fix (While, Jonas & Gibbs, 2004). Elle présente ensuite, à titre d’exemple, une intervention verte, soit un jardin communautaire à Vancouver, la transformation « verte » d’un quartier de Portland et une planification durable, le cas d’Austin. Pour conclure, la capsule propose le concept de just green enough – juste assez durable –, une piste pour atténuer les effets sociaux négatifs de l’éco-gentrification (Curran et Hamilton, 2012).

Jardin éphémère, Laurier Ouest. Crédit : MCG 2017.

Le résultat de la ville néolibérale

Le processus de gentrification ne date pas d’hier. Avec la délocalisation et la mobilité des capitaux, le développement urbain s’est transformé pour devenir l’art et la science d’accroitre la capacité des villes à attirer et faire fructifier des investissements. Les villes sont ainsi appelées à compétitionner entre elles pour montrer que leur territoire favorise l’accumulation de capitaux (Harvey, 2012). Dans ce contexte mondialisé de compétition entre les villes, les citoyens sont perçus comme des clients à qui l’on propose des milieux de vie et des aménagements urbains, comme s’il s’agissait de produits de consommation (Bryson, 2013). Via cette vision entrepreneuriale du développement, l’espace urbain est compris comme un bien consommable que l’on peut transformer dans le but de faire fructifier un investissement qui se manifeste, notamment, par une hausse de la valeur des bâtiments pour les promoteurs immobiliers et une hausse des taxes foncières pour les municipalités.

Les terrains contaminés ou en friche deviennent alors des mines d’or en attente (voir capsule VRM sur les terrains vagues d’Étienne Racine, 2017). Le potentiel de ces terrains réside dans l’écart entre leur valeur actuelle et leur valeur une fois l’assainissement du terrain assuré. Le terrain assaini peut être construit et permettre l’arrivée d’une nouvelle population, donc la levée de nouvelles taxes foncières. Plus largement, ce processus d’accumulation de capitaux serait possible grâce à la transformation d’une multitude d’éléments physico-spatiaux, de l’architecture au parc, en passant par la présence de cours d’eau (Smith, 2002). Ces transformations ont le potentiel de rendre les quartiers plus attrayants pour une clientèle plus aisée au détriment des populations plus vulnérables.

Ainsi, sans dire que la décontamination conduit systématiquement à la gentrification et sans avancer que les terrains contaminés sont plus socialement acceptables que les terrains assainis, il apparaît important de saisir que la mise en œuvre d’une intervention environnementale dépasse les intérêts écologiques et sociaux (Béal & al., 2011). Dans une certaine mesure, le redéveloppement urbain, via les interventions et la planification durable, sera légitimée en s’appuyant sur les succès matériels et discursifs des mouvements environnementaux (Checker, 2011) et sur la pression toujours plus forte pour la protection et l’amélioration des conditions environnementales (Low & al., 2000).

Cette forme de légitimation, que l’on nomme sustainable fix, est une réponse au dilemme de gouvernance qui met en opposition la protection de l’environnement et la croissance économique (While, Jonas & Gibbs, 2004; Goodling & al., 2015). L’initiative environnementale génère une croissance économique, notamment par la hausse de la valeur foncière, sans compromettre, du moins dans le discours, la qualité de l’environnement. Cette approche face au (re)développement urbain tend cependant à reléguer les questions de justice sociale au second plan (Lombardi & al, 2011). Il y aura donc éco-gentrification lorsque les populations locales seront forcées de quitter leur lieu de résidences parce qu’elles ne peuvent supporter la pression économique induite par les transformations qui émergent de ce sustainable fix.

Pour illustrer le processus d’éco-gentrification, voici trois exemples nord-américains d’initiatives où l’on peut observer ce phénomène : un jardin communautaire mis en place par un promoteur immobilier à Vancouver, l’agriculture urbaine résidentielle à Portland et la planification durable dans la Ville d’Austin.

Un jardin qui annonce une transformation

Crédit photo : Quastel 2009. Onni Community Garden

Dans une étude sur la gentrification à Vancouver, Noah Quastel (2009) constate que l’implantation d’un jardin communautaire reflète une capacité accrue des promoteurs à utiliser des discours et des actions environnementales pour promouvoir le redéveloppement d’un quartier. Mis en place par un promoteur immobilier, l’Onni’s Community Park & Garden de Vancouver sert d’espace de publicité – on y installe un panneau publicitaire pour annoncer la construction de nouveaux condos – et entraine en même temps une redéfinition de l’image que l’on se fait du quartier (figure 1). Le jardin s’inscrit dans une stratégie de marketing urbain qui vise à attirer une nouvelle population plus aisée en adéquation avec les valeurs des mouvements environnementalistes (Quastel, 2009), favorisant ainsi la gentrification du quartier.

Parallèlement, le jardin devient un symbole de la transformation du quartier. Il suggère le passage d’un quartier qui fait face à des problèmes de squats et de sécurité publique vers un quartier où fleurissent les initiatives cohérentes avec les mouvements environnementaux tout en suggérant une amélioration de la qualité de vie dans ce secteur. Par son initiative verte, le promoteur est en mesure de juxtaposer une bienveillance environnementale à un redéveloppement qui exclut la population locale (Quastel, 2009).

L’importance d’être visible

https://pdxscholar.library.pdx.edu/usp_fac/168/

Crédit photo McClintok 2018. Portland.

Un peu plus au sud, Nathan McClintock (à paraître) s’intéresse à l’équilibre entre les résidents de longue date et les nouveaux résidents d’un quartier. Bien que les résidents du quartier jardinent depuis longtemps, l’auteur note que l’arrivée de nouveaux résidents qui pratiquent l’agriculture urbaine visible va de pair avec une accélération du processus de gentrification. Ces derniers changent la réputation du quartier en jardinant non plus à l’arrière, mais à l’avant de leur maison. Cela suggère que si l’agriculture urbaine reste cachée des yeux du public, cette pratique ne génère pas de véritable changement sur le territoire. À l’inverse, lorsque les jardins sont déplacés à l’avant de la maison (figure 2), la visibilité de la pratique vient modifier la réputation du quartier. Le quartier est alors perçu différemment et devient plus attractif aux yeux d’une classe sociale particulière (Zukin, 1987) valorisant l’agriculture urbaine, notamment des jeunes éduqués et solidaires des mouvements environnementaux.

Cette nouvelle réputation – hip, habitable, et verte – amplifie l’attractivité du quartier pour une population plus aisée : de nouveaux investisseurs, de nouveaux travailleurs spécialisés et de nouveaux consommateurs « verts ». En ce sens, l’initiative environnementale en elle-même n’est pas l’élément qui provoque la gentrification, mais un catalyseur (McClintock, à paraître). Pour que ce changement s’opère, l’agriculture urbaine doit être visible et commune dans une proximité spatiale.

Choisir entre pollution et éco-gentrification

Le dernier cas présenté dans cette capsule est celui de la planification durable de la Ville d’Austin. Au fil des ans, la Ville d’Austin a mis en place des politiques durables pour pallier les problèmes environnementaux et afin de répondre à la croissance démographique qui générait une demande de plus en plus forte pour de nouveaux espaces de développement (Long, 2016). Par ses interventions, la Ville cherchait à densifier et revitaliser certains quartiers où la valeur foncière était plus basse, le taux de criminalité plus élevé et où des terrains en friche étaient disponibles. Ces quartiers sont aussi ceux qui étaient les plus touchés par la pollution industrielle et les dangers environnementaux (Muller et Dooling, 2011), qui ont des effets néfastes sur la santé.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:East_Austin_Gentrification_Holly_St_2018.jpg

Larry D. Moore. 2018, East Austin Gentrification Holly St. C.C. BY-SA 4.0

Les mesures et initiatives mises en place dans ces quartiers pour densifier, dépolluer et diminuer les dangers environnementaux ont eu pour effet d’attirer de nouveaux résidents, car les loyers étaient plus abordables et la qualité de vie s’y améliorait. Comme ces nouveaux résidents étaient plus aisés, les loyers et taxes ont crû rapidement. Des quartiers comme East Austin sont devenus trop dispendieux pour les familles à faible revenu qui y étaient pourtant installées depuis des décennies (Long, 2016). À mesure que la ville « habitable, accessible et durable » s’établit, les populations plus vulnérables se déplacent vers des quartiers qui offrent moins de commodités urbaines, qui sont plus loin des lieux d’emploi, etc.

Ce cas de figure nous fait voir un dilemme central à l’éco-gentrification. Sachant que les populations locales sont exposées à une pollution et des dangers environnementaux qui dégradent leur santé et que la revitalisation d’un quartier a de fortes chances de générer une gentrification, faut-il décontaminer les terrains? Pour les activistes locaux, on ne peut laisser les populations plus vulnérables vivre sur des territoires qui ont des effets nocifs pour la santé (Long, 2016). On doit donc trouver des moyens de revitaliser et de décontaminer les quartiers, sans le gentrifier.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, l’éco-gentrification est un processus de transformation sociale d’un territoire, qui découle du contexte de développement néolibéral de la ville et de la mise en place d’initiatives promues par les mouvements environnementaux, telles l’agriculture urbaine et la décontamination des terrains dans une logique de marketing territorial. Cette transformation du tissu social ne s’explique pas uniquement par la hausse des loyers. Elle trouve aussi ses racines dans la définition d’une nouvelle symbolique du quartier, par la  transformation de sa réputation, et par de nouvelles pratiques de la vie quotidienne qui excluent les populations plus vulnérables.

Comment revitaliser les quartiers sans les gentrifier ? Curran et Hamilton (2012) suggèrent qu’en contestant le récit dominant de la ville néolibérale et en créant des alliances stratégiques, les résidents peuvent atténuer le processus d’éco-gentrification. L’approche just green enough, qu’ils ont observée dans le quartier de Brooklyn à New York, vise à trouver un équilibre entre les actions qui permettent d’assurer la santé de la population – la réduction de la pollution et des dangers environnementaux – sans, pour autant, rejeter les usages préexistants, comme l’industrie. Il est question de minimiser les altérations à la symbolique et l’usage d’un territoire. On cherche alors à réaffirmer le caractère, notamment ouvrier, qui inclut les populations présentes sur un territoire. Parallèlement, l’objectif est de sortir d’une représentation qui présente ces quartiers telles des « ruines urbaines » déshumanisées, vides, inutilisées, polluées ou abandonnées, que l’on peut explorer et redévelopper sans tenir compte des populations locales (Safransky, 2014). Tout est dans la recherche d’un équilibre dans la transformation d’un quartier pour assurer la santé et le bien-être des habitants, mais pas trop pour ne pas les exclure.

Bibliographie

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*Guillaume Béliveau Côté est étudiant au doctorat en aménagement du territoire et développement régional à l’Université Laval.