Crédit photo: Temps libre

Capsule thématique

Tiers-lieux: l’ambivalence d’un terme face à une socialisation protéiforme 

 

Auteure : Maële Giard* (Janvier 2019)

 

Qu’est-ce qu’un tiers-lieu ?

Le terme de tiers-lieu est utilisé pour la première fois par le professeur de sociologie urbaine Ren Oldenburg en 1982. Il l’explicite dans le premier chapitre de son ouvrage The Great Good Place en 1989. D’après lui, il s’agit d’un espace entre le lieu de travail et celui de la résidence, il le compare à l’agora ou au lavoir d’antan. Ces lieux sont propices aux échanges, à des formes renouvelées de socialisation, dans un contexte où justement il y a peu d’espaces favorisant les relations sociales. Il définit ces espaces comme étant :

« The third place is a generic designation for a great variety of public places that host the regular, voluntary, informal, and happily anticipated gatherings of individuals beyond the realms of home and work »[1] (1989 : 16)

À la lumière de cette définition on remarque l’enjeu de recréer du lien social entre les personnes, mais aussi de se réapproprier, de redéfinir le lieu selon les besoins des habitants. Il semble important de noter que Ren Oldenburg a publié son ouvrage à une époque où les technologies de l’information et de la communication commençaient tout juste à émerger. Tandis que la recherche nord-américaine semble s’être largement penchée sur cette notion, on constate un regain d’intérêt pour ce terme ces dernières années en France.

Cette capsule thématique a pour objectif d’explorer les multiples réalités et vocations des tiers-lieux urbains. Face à cette diversité, il est intéressant de s’interroger sur les forces et les limites de cette notion. Dans un premier temps, nous verrons dans quelle mesure le tiers-lieu peut constituer un support important pour l’habitant. Puis, dans un deuxième temps, nous questionnerons la pertinence de cette notion.

1. Le tiers-lieu : un nouveau mode d’habiter ?

Crédit photo: BAnQ

« Tiers-lieu », « makerspaces » « espace de coworking », « fablab » … il y a actuellement une inflation du champ sémantique autour d’un phénomène que l’on peine à qualifier, tant les formes, les conceptions, les gestions ou encore les vocations de ces lieux sont diverses. Tout un discours se crée à propos de l’essor d’un nouveau type de lieu dit innovant qui se glisse dans les failles urbaines, parfois aux marges de la planification, dans l’entre-deux de politiques publiques, ou encore dans les centres-villes. Incontestablement, des projets dits de « tiers-lieux » interrogent le cadre inscrit de l’aménagement des territoires, et plus largement la notion « d’habiter ». Ces lieux s’inscrivent dans une démarche de « faire autrement ». Ils sont proposés et portés par une diversité d’acteurs allant de grands groupes privés, à des initiatives citoyennes en passant par des élus locaux. À Montréal, plusieurs lieux revendiquent l’appartenance à cette notion. En tête de file, tous les espaces de travail collaboratif (espace de coworking), c’est par exemple, le cas du projet Alchimie. Les bibliothèques, comme la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), s’inscrivent aussi dans cette démarche en proposant de plus en plus d’espaces de partage[2]. Outre ces lieux qui s’affirment en revendiquant leur appartenance aux tiers-lieux, bien d’autres endroits peuvent être qualifiés ainsi, sans pour autant s’en réclamer, comme des cafés, des librairies ou encore des ruelles vertes. D’une certaine manière, ces lieux permettent aux habitants de créer des liens de sociabilité et de renouer avec leur environnement proche.

C’est à travers le tiers-lieu que les personnes habitent leur territoire. Olivier Lazzarotti dans un dossier intitulé « Habiter le monde » (2014) définit la notion d’habiter selon deux usages : tout d’abord il s’agit d’un espace où l’homme, peut faire ses activités et se l’approprier ; il est également le reflet d’une identité. Souvent on qualifie le tiers-lieu comme une réappropriation de l’espace par les habitants. Se joue donc un rapport important à la terre – au lieu – derrière ce lieu de vie. Il s’agit pour les urbains de retrouver une puissance d’agir sur leur environnement (Besson, 2017). Ces tiers-lieux s’installent fréquemment dans les résidus de la planification que ce soit dans des délaissés, des friches, mais aussi sur des toits, des caves, des souterrains… À Montréal, « le bâtiment 7 » illustre cette idée : il s’agit d’un espace en autogestion où un groupe de personnes s’approprie une ancienne friche ferroviaire en vue de l’adapter aux besoins des citoyens. L’habitant, à travers des collectifs, devient acteur de la production de sa ville, grâce à l’élaboration, à la conception et à l’animation de ce tiers-lieu. Avec la notion de lieu et de collectif découle un système de valeurs propre à chaque tiers-lieu : économie, solidarité, travail, proximité, création de savoir, écologie, développement… Tous les tiers-lieux n’ont pas et ne défendent pas les mêmes valeurs, même si certaines similitudes sont visibles.

Plusieurs études montrent que ces espaces tiers deviennent indispensables à la ville, car ils permettent de faire face à la solitude des personnes (Rosenbaum, 2007). Le tiers-lieu apparait comme un support émotionnel, et de véritables liens peuvent se nouer entre les personnes qui côtoient ces lieux (Ibid.). Les interactions sociales sont au centre de ces lieux. Cela se concrétise par plusieurs formes : entraide, partage de savoir, conversation. Les auteurs soulignent la richesse des liens sociaux qui peuvent se créer. Grâce aux tiers-lieux les habitants ont la possibilité diminuer leur stress, tisser des liens, se sentir intégrés, et avoir le sentiment de pouvoir participer à la vie d’une communauté. Les tiers-lieux deviennent un « tampon » entre la population d’un quartier et l’extérieur (Tolbert, 2005). Les personnes le perçoivent comme un lieu de détente et de construction de leur vie sociale. Ainsi ces lieux vont même être considérés par certains auteurs comme relevant de la « santé publique » (Baum et Palmer, 2002).

De plus, les tiers-lieux peuvent être largement portés par la puissance publique. Cela peut se voir à deux moments distincts dans la construction de la ville. Tout d’abord dans l’élaboration de projets urbains, des lieux et temps d’expression sont donnés aux citoyens. Si cette « co-production » de la ville est aussi là pour légitimer des projets urbains, elle permet tout de même d’inclure les habitants et de produire de nouveaux rapports à la ville et à l’espace habité. Dans la notion de tiers-lieu, Oldenburg tire les bienfaits des rencontres permises par ces espaces. Il rappelle dans son ouvrage le rôle politique des tavernes dans l’histoire américaine, il s’agit en effet de lieu propice pour les débats, la prise de parole, l’expression d’opinions… Pour le sociologue, ces espaces hybrides sont essentiels à la construction d’une démocratie urbaine. Ainsi les espaces de concertation, facilement qualifiés de tiers-lieux par les pouvoirs publics participeraient au renouvellement d’une démocratie urbaine.

Face à l’étendue des réalités que regroupe la notion nous pouvons questionner la pertinence de cette notion. Quelle est l’utilité des tiers-lieux alors que chaque espace tend à proposer des formes singulières ? Peut-on véritablement mettre sous la même coupe un « café du coin », un espace de coworking ou encore un atelier de réparation de vélos ?

 

2. Face à une diversité de considérations : l’ambivalence de la notion de tiers-lieu

Oldenburg évoque une faiblesse dans la production d’espaces publics : « The majority of public places in our society fail to become actual third place »[4]. Les espaces publics ne permettent pas de répondre aux besoins et aspirations des habitants. C’est à partir de ce constat que la notion de tiers-lieu apparait. Plusieurs caractéristiques de ces lieux sont soulignées par l’auteur : ils doivent être gratuits ou presque, proposer des boissons et de la nourriture, être accessibles, hospitaliers, confortables et accueillir un public d’habitués. Les bars, les cafés, les lieux associatifs peuvent alors être facilement qualifiés de tiers-lieux, mais bien d’autres espaces publics ou privés peuvent aussi incarner cette notion. Cependant, Oldenburg fixe des limites pour définir ce qui est tiers-lieu et ce qui ne l’est pas. Il émet une différence par exemple, entre les cafés où l’on observe essentiellement des travailleurs et les cafés plus traditionnels où l’on trouve essentiellement des personnes venant pour discuter. Le premier café ne constitue pas véritablement un tiers-lieu pour Oldenburg alors que le deuxième format incarne parfaitement la notion. Pour certains auteurs toutefois, la notion doit évoluer au regard des avancées technologiques. Aujourd’hui, ils soulignent qu’une sociabilité virtuelle ne doit pas être négligée (Waxman, 2016). Ainsi la notion de tiers-lieu doit s’adapter à l’évolution de la société et de ses aspirations (Lukito et Xenia, 2017). Une première limite à la notion peut venir des différences acceptions de ce qu’implique la socialisation.

La volonté première du tiers-lieu est de proposer aux habitants des lieux de rencontre, cette socialisation peut être perçue différemment selon les subjectivités de chacun. Pour certain l’espace de coworking permet véritablement aux travailleurs de sortir de leur solitude et devient donc un véritable tiers-lieu. Pour d’autre la socialisation passe par la constitution d’un faire ensemble sur un projet commun (Burret, 2018). Dès lors on constate que la diversité de ce que nous pouvons entendre comme socialisation va déterminer la qualification de tiers-lieu. Cela se voit très clairement dans la dénomination de tiers-lieu pour l’espace de coworking où les auteurs ne s’accordent pas tous à le qualifier ainsi. Le tiers-lieu devient donc un espace de sociabilisation protéiforme, selon les définitions de chacun. La notion tend alors à perdre un peu de sa pertinence : il n’y a pas véritablement de critères et la subjectivité tend à avoir une place importante dans la dénomination de l’espace comme tiers-lieu.

Les tiers-lieux contribuent à la qualité de l’environnement et deviennent même un critère important dans les choix résidentiels. Jeffres et al. (2009) affirment que la qualité de vie perçue par les habitants est très étroitement liée à la présence des tiers-lieux. Par ailleurs, un environnement agréable permet aux agglomérations de rester attractives. Ainsi la présence des tiers-lieux participe d’une certaine manière au rayonnement des villes. Ces lieux offrent diverses aménités qui augmentent la qualité urbaine et permettent d’attirer les classes créatives (Florida, 2002). Actuellement les urbanistes et designers contribuent à créer ce « style de vie » dans les centralités urbaines, il s’agit alors d’une nouvelle forme de marketing urbain (Jeffres et al. 2009). Dès lors, la notion de tiers-lieu peut être réutilisée par les décideurs politiques comme nouvel outil de marketing urbain. Le tiers-lieu pourrait alors perdre ses principes premiers qui sont de récréer un lien social entre les populations, l’engagement dans un projet commun par les habitants à travers un lieu.

Maquette du projet des Ateliers 7 à Nous, dans le Bâtiment 7 dans le quartier Pointe-Saint-Charles
Photo : Poddubiuk architecte – dessin de JB Bouillant (2016)

Conclusion

La notion de tiers-lieu est difficile à appréhender car elle recouvre une très grande diversité de réalités. Le concept et les caractéristiques développées par Oldenburg sont parfois dépassés et ne permettent pas véritablement de saisir la complexité des lieux. Portés par le public pour affirmer une ville innovante, ils sont aussi le fruit d’une rhétorique des habitants pour se réapproprier leur environnement. Loin d’être le produit des dernières années, les tiers-lieux sont présents depuis très longtemps sous des formes diverses. Les auteurs ne s’accordent pas toujours sur l’appellation tiers-lieu pour caractériser un lieu. Ces divergences peuvent être le reflet d’une diversité d’acceptations sur ce qu’est la sociabilisation et de ce que ce processus implique. Aujourd’hui la notion de tiers-lieu permet aux habitants d’inscrire des projets dans une dynamique plus globale. Terme à la mode dans les métropoles contemporaines, la qualification facile de tiers-lieu d’une diversité d’espaces interroge l’utilité, la pertinence et le sens de la notion.

 

Notes

[1] « Le tiers-lieu est un terme générique pour désigner une grande variété d’espace public qui accueil des rassemblements réguliers, volontaires, informels et joyeusement anticipé d’individus hors de la sphère de la maison et du travail » (traduction par Maële Giard)

[2]  Pour plus d’information sur les bibliothèques comme tiers-lieu : http://espaceb.bibliomontreal.com/tag/troisieme-lieu/

[4] « La majorité des espaces publics actuels échoue à devenir tiers-lieu » (traduction par Maële Giard)

Bibliographie

BAUM Fran et PALMER Catherine, « « Opportunity structures » : urban landscape, social capital and health promotion in Australia », Health Promotion International, décembre 2002, vol. 17, no 4, pp. 351‐361.

BAUMAN Zygmunt, Liquid Life, Cambridge, UK ; Malden, MA, Polity Press, 2005, 224 p.

BESSON Raphaël, « Rôle et limites des tiers-lieux dans la fabrique des villes contemporaines », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 29 novembre 2017, consulté le 04 octobre 2018. URL: http://journals.openedition.org/tem/4184 doi : 10.4000/tem.4184

BROWN, Julie. (2017), « Curating the « Third Place » ? Coworking and the mediation of creativity », Geoforum, vol. 83, p. 112-126.

BURRET, Antoine (2013), « Démocratiser les tiers-lieux », Multitudes, no 52, p. 89-97.

BURRET Antoine, « Refaire le monde en tiers-lieu », L’Observatoire, 2018/2 (N° 52), p. 50-52. URL : https://www.cairn.info/revue-l-observatoire-2018-2-page-50.htm

FABBRI, Julie (2017), « Les espaces de coworking : ni tiers-lieux, ni incubateurs, ni fab labs », Entreprendre & Innover, vol. 4, no 31, p. 8-16.

JEFFRES Leo, BRACKEN Cheryl, JIAN Guowei et F. CASEY Mary, « The Impact of Third Places on Community Quality of Life », Applied Research in Quality of Life, 1 décembre 2009, vol. 4, pp. 333‐345, doi :10.1007/s11482-009-9084-8.

LAZZAROTTI Olivier, « Habiter le monde », Documentation photographique, n° 8100, juillet-août, 2014, 64p., ISSN : 3303331281009

LUKITO Yulia Nurliani et XENIA Anneli Puspita, « Café as third place and the creation of a unique space of interaction in UI Campus », IOP Conference Series: Earth and Environmental Science, 2017, vol. 99, no 1, doi:10.1088/1755-1315/99/1/012028.

OLDENBURG Ray, The Great Good Place: Cafés, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community, Marlowe, 1998, 380 p.

OLDENBURG, R. (1996), « Our Vanishing « third-places » », Planning Commissioners Journal, vol. 25, p. 6-10.

OLDENBURG, R. et D. Brissett (1982), « The Third Place », Qualitative Sociology, vol. 5, no 4, p. 265-284.

ROSENBAUM Mark S., WARD James, WALKER Beth A. et OSTROM Amy L., « A Cup of Coffee With a Dash of Love: An Investigation of Commercial Social Support and Third-Place Attachment », Journal of Service Research, 1 août 2007, vol. 10, no 1, pp. 43‐59, doi : 10.1177/1094670507303011.

SAEY, Sophie. et KELCI. Foss (2016), « The Third Place Experience in Urban and Rural Coffee Shops », MJUR, no 6, p. 171-177.

TOLBERT Charles M., « Minding Our Own Business: Local Retail Establishments and the Future of Southern Civic Community », Social Forces, 2005, vol. 83, no 4, pp. 1309‐1328, consulté le 5 octobre 2018, URL: https://www.jstor.org/stable/3598395.

WAXMAN Lisa, « The Coffee Shop: Social and Physical factors Influencing Place Attachment », Journal of Interior Design, 1 mai 2006, vol. 31, no 3, pp. 35‐53, doi: 10.1111/j.1939-1668.2006.tb00530.x.

N.B. La notion de tiers-lieu suscite un intérêt croissant, cette bibliographie n’a pas pour vocation d’être exhaustive. Elle offre néanmoins un rapide aperçu des écrits qu’il peut y avoir sur la thématique.

 

*Maële Giard est étudiante en double master Sciences Po Lyon et Institut d’urbanisme. Cette capsule a été écrite lors de la réalisation d’un stage de recherche à l’été 2018 à l’INRS-UCS.