Capsule thématique
Les ponts et la ville
Auteur : Samuel Mathieu* (octobre 2015)
Présentation
L’intérêt pour les ponts n’est pas nouveau. Depuis toujours, on construit des ponts afin de relier deux territoires entre eux. L’objectif de cette capsule est de s’interroger sur la relation qui existe entre les ponts et les villes. Lorsque des zones habitées sont séparées par des cours d’eau, le pont devient en quelque sorte une réponse physique aux besoins d’interaction des gens, voire un instrument de connectivité au territoire. La construction d’un pont reflète ainsi les limites physiques et la relation au territoire que la nature impose aux humains. L’objectif de cette capsule est de s’interroger sur la relation qui existe entre les ponts et les villes et de cibler l’apport des ponts dans l’organisation spatiale des villes et, de leurs banlieues tout en abordant les questions de la forme urbaine, de l’urbanisation et de l’accessibilité des villes fluviales.
« Les ponts sont de puissants symboles de paix et de créativité humaine », Daniel Biau
Le pont est le symbole du lien, de la mobilité physique, mais aussi sociale, culturelle et touristique. Le pont fait également référence à l’étalement urbain et au mouvement dans l’espace territorial urbanisé. La morphogénèse révèle aussi l’identité d’une région par les transformations socio-économiques que provoque la mise en place de grands équipements et d’infrastructures, y incluant les ponts. Les ponts facilitent les déplacements et contribuent à organiser et à structurer le territoire. Ce type d’infrastructures devient, dans l’imaginaire urbain, des lieux d’échange, d’identification de secteurs, voire d’icones pour certaines villes. Pensons, par exemple, au pont de Brooklyn (1870) qui est un référent mondial pour identifier la ville de New York aux États-Unis. Le pont exprime alors une relation paysagère associée au cadre urbain pour lequel il a facilité le développement car les infrastructures de transport ont souvent des incidences sur l’organisation spatiale des territoires urbains. Le pont peut aussi symboliser la réunion de deux peuples. Pensons au pont de Mostar en Bosnie-Herzégovine, aujourd’hui inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ce pont est en quelque sorte le symbole de la réconciliation.
L’histoire des ponts
Pour comprendre la relation actuelle qui existe entre le pont et la ville, il est nécessaire de dresser un court portrait historique de l’évolution des ponts. Il est à noter que le pont a peu été étudié dans les recherches sur la ville ou en études urbaines. Il est en contrepartie impressionnant de constater l’ampleur des recherches sur les infrastructures de transport.
Dès l’Antiquité, le pont avait une fonction utilitaire, mais aussi d’œuvre d’art visant à démontrer la maîtrise d’ouvrage d’une civilisation. La réalisation la plus connue parmi les plus anciennes réalisations de voirie romaine est celle du pont Milvius aux frontières de Rome, construit en 109 avant Jésus-Christ (Graf, 2002, p. 16). Nous pouvons également noter plusieurs ponts antiques en Asie dont le Pont Anji près de Beijing, construit au VIe siècle après Jésus-Christ.
Les ponts ont aussi souvent été reconnus et catégorisés selon leurs types (voutés, en arc, à poutres, suspendus, à haubans, etc.) (Biau, 2012). Les ponts ont connu de véritables avancées avec l’invention de l’arc popularisé par les Romains (mais d’abord utilisé par les Égyptiens et dans plusieurs pays d’Asie). Les ponts sont aussi présents dans l’art, la littérature, la communication, ainsi que sur les billets de banque comme le présente le philosophe Michel Serres dans son ouvrage L’Art des ponts, Homo Pontifex.
Le pont est en lien avec l’histoire des villes et de leur développement respectif. Au-delà du fait qu’il est un axe de circulation, il joue un rôle sur les centralités, les pôles d’emplois, ainsi que sur la répartition des fonctions urbaines. Le pont traduit également une relation entre la ville et les cours d’eau qui l’entourent. Dans la plupart des cas, une ville qui se développe en bordure d’un cours d’eau a d’abord été localisée à cet endroit en raison d’un rapport au territoire et d’une stratégie de développement portuaire et fluvial. D’autres ponts, dont le pont du Gard, servaient principalement d’aqueduc, et ce, depuis l’époque romaine. Les ponts aqueduc visaient principalement à desservir des villes en eau, mais il s’agissait aussi d’un témoin de la puissance de celui qui gouvernait à l’époque romaine, ainsi que de l’importance qu’on accordait à une ville alimentée par cette infrastructure. Il est donc important de souligner que plusieurs villes de l’époque ne se seraient pas nécessairement développées aussi rapidement sans leurs ponts et aqueducs. Le pont symbolise en quelque sorte le rapport fluvial, les archipels, le développement maritime et portuaire, les portes d’entrées des villes, voire bien d’autres références.
Les villes se sont urbanisées au cours de leur histoire respective, et ce, à différentes échelles et selon des repères temporels bien variés. Au siècle des Lumières, nous assistons à une transition urbaine vers les débuts de la ville contemporaine avec le développement de l’urbanisme et de l’ingénierie civile. Nous avons par la suite assisté à l’époque industrielle à l’explosion des ponts par le développement de nouveaux matériaux. La révolution du fer à la fin du XVIIIe mit de l’avant le travail des ingénieurs à vouloir constamment dépasser les limites de l’imposition de la présence de l’Homme sur la nature. Le pont de Menai en est un bel exemple, puisqu’il est un grand défit d’ingéniosité face à la nature permettant de relier l’Irlande à la Grande-Bretagne.
À la fin du XIXe siècle, le ciment armé fit son apparition, ce qui permit également de nouvelles avancées avec l’utilisation de ce nouveau matériau. Le milieu du XXe siècle marqua un tournant important dans la production de grands ouvrages de développement territorial. Nous avons assisté au passage de l’utilisation du ciment armé au béton précontraint. Cela fut officialisé en 1953 avec la création de la Fédération internationale du béton contraint en Europe. À la fin des années 1980, nous avons assisté au regain des passerelles piétonnes. Cela coïncide aussi avec la volonté de vouloir repenser les grandes villes, de les humaniser et de repenser leur rapport à l’eau pour la ville fluviale ou l’archipel.
L’esthétique des ponts s’est considérablement développée au cours du XXe siècle en parallèle avec le développement des technologies, ainsi que les stratégies de mise en valeur dont l’éclairage urbain. Enfin, plus récemment, les ponts peuvent aussi faire référence aux phobies, ainsi qu’à des notions de sécurité urbaine (suicides, terrorisme, etc.). Comme nous pouvons le constater, le concept de « pont » a plusieurs sens aujourd’hui et ce dernier a joué plusieurs rôles tout au long de l’histoire. Qu’il s’agisse d’un élément de communication, visant au franchissement de barrières naturelles, de l’allégorie de la réconciliation, d’une œuvre d’art urbaine, le pont est un élément structurant de la ville.
« L’architecture des ponts est la plus efficace parmi toutes les architectures assurant une accessibilité pour tous » (traduction libre)
Santiago Calatrava, architecte
Comme nous pouvons le constater, l’histoire des ponts est assez riche, mais peu d’auteurs ont abordé spécifiquement la relation entre la ville et ses ponts. Daniel Biau (2012) est l’un des auteurs qui a su établir les grandes balises de ces relations dans son ouvrage Le pont et la ville. Une histoire d’amour planétaire.
L’urbanisation et les infrastructures de transport
L’urbanisation des villes n’est pas nouvelle, elle existe depuis le Moyen-âge. Une pause de l’urbanisation a cependant été déterminante, en Europe, entre 1340 à 1490, en raison de différentes problématiques locales, dont plusieurs conflits. Puis, l’arrivée massive de ruraux en ville et l’augmentation importante de la pauvreté au XIXe siècle ont engendré un phénomène d’étalement urbain. Les mieux nantis cherchaient la quiétude et un espace de vie plus clément, ce qui a conduit, dans le cas des villes fluviales, à la nécessité de construire des ponts. De plus, la restructuration urbaine et les grands travaux dont les nouvelles technologiques et les nouveaux matériaux industriels (acier, ciment) ont grandement touché les villes occidentales, et ce, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Puis, à partir des années 60, nous assistons à l’explosion des villes des pays en développement. L’urbanisation mondiale et le développement accéléré des moyens de communication favorisent la compétitivité croissante entre les villes à l’échelle mondiale. Les villes sont de grands moteurs de développement socio-économique.
L’urbanisation du monde a permis de développer davantage de ponts sur le territoire de plusieurs villes. Mais au départ, les ponts étaient uniquement construits lorsque cela était nécessaire à la communication intra-urbaine et/ou interurbaine. La suburbanisation et le développement urbain ont mené à de nouvelles formes urbaines qui ont engendrée à leur tour la métropolisation de grandes villes du monde. Les sciences sociales, ainsi que les sciences appliquées, plus spécifiquement les disciplines de l’aménagement, abordent les notions de mobilité et de modes de vie dans les contextes métropolitains. Dans son ouvrage, Mobilité et modes de vie. Intelligence du quotidien, Massot (2010) s’interroge sur l’apport des infrastructures dans le quotidien des gens. Dans ce contexte de plus en plus imposant, les dimensions infrastructurelles des ponts s’apparentent à la gestion des déplacements, à la structuration du territoire par les infrastructures, voire à la consolidation du réseau routier. Longtemps, et encore aujourd’hui, les ponts sont associés aux infrastructures routières qui contribuent à l’étalement de la ville dans les zones suburbaines. Il est souvent remarqué que les têtes de ponts en zone périurbaines sont plus densément peuplées que dans le reste de la zone de cette zone. Plus on s’éloigne des têtes de ponts, plus la densité diminue. D’autre part, le pont peut aussi créer des fractures dans la ville lorsqu’il est implanté après la construction de certains quartiers localisés aux abords des berges. Lorsqu’un tracé est chois par une administration, des secteurs d’une ville peuvent être détruis au profit de bretelles menant au pont reliant une ville à une autre rive. Parfois, les ponts ont été intégrés dès le début de la construction de la ville en fonction de son emplacement et de son rapport à l’eau. Les villes archipels et portuaires ont été planifiées en fonction de leur morphologie. Ainsi, le pont n’apparaît plus tel une fracture urbaine, mais plutôt comme un liant, un élément unificateur contribuant à l’imaginaire qu’on se fait ou non d’une ville.
Le pont iconique : un symbole des villes d’aujourd’hui
Les ponts sont aussi des symboles, un référent identitaire de la ville. Des ponts anciens très ornés aux ponts architecturaux de facture contemporaine, ces derniers contribuent tous à l’attractivité des grandes villes du monde. Ils deviennent les images représentatives d’une carte postale, mais également partie intégrante du quotidien des habitants des villes touchées. Les ponts peuvent devenir des entrées officielles de grandes villes pouvant ainsi contribuer à la valorisation de certains secteurs de villes en mutation. Plusieurs ponts sont d’ailleurs assez connus, en voici quelques-uns : Le pont d’Avignon dans le sud de la France, le Goldon Gate à San Francisco, le Tower Bridge à Londres, le pont du Gard en France et les ponts Jacques-Cartier ou Champlain plus près de nous. Ces « ponts-symboles » contribuent à l’imaginaire collectif des villes, ainsi qu’aux représentations marquantes de ces grandes villes du monde. En Europe, nous pouvons penser aux villes de Paris, Rome, Istanbul, Saint-Pétersbourg, Prague qui possèdent des ponts assez célèbres. En Amérique du Nord, nous pouvons penser sans hésiter aux villes de New York et San Francisco. Les ponts sont d’ailleurs souvent associés aux caractéristiques esthétiques et à la beauté de plusieurs villes du monde. Pensons au pont Charles à Prague qui contribue à la reconnaissance et à l’attractivité de la ville.
La transformation des modes de mobilité et les conséquences sur les ponts
À l’heure actuelle, les actions et politiques publiques des pays occidentaux tendent à vouloir se concentrer vers des stratégies issues de réflexions provenant du développement durable. Nous parlons de plus en plus de la relation à l’eau et d’une véritable volonté des riverains à vouloir se réapproprier les berges. Ainsi, les ponts autoroutiers ou autres grands équipements voués au transport sont parfois dénoncés quant à leur manque de relation avec leur environnement naturel. Les infrastructures de circulation automobile sont en redéfinition actuellement afin de prévoir et d’intégrer de nouveaux modes alternatifs de transport et de revisiter les infrastructures léguées par la modernité.
Certaines infrastructures comme l’actuelle High Line à New York, ancienne infrastructure de transport, a été réinvestie en promenade urbaine. Nous pourrions penser que cela pourrait être aussi possible avec les ponts d’ici quelques décennies lorsque des politiques plus strictes en matière de transport seront développées dans les grandes métropoles en raison de l’accroissement du niveau de GES dans ces villes. Cela reste toutefois hypothétique, mais nous pourrions penser à l’actuel pont Champlain revisité en grande promenade plutôt que démoli. Beaudet et Wolff (2012) se sont d’ailleurs attardés sur ces questions de mobilité dans leur article sur interrogeant la relation entre la circulation, la ville et l’urbanisme. Ces infrastructures lourdes et coûteuses sont maintenant repensées selon des stratégies d’insertion plutôt que de mobilité.
Bibliographie
OUVRAGES
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Massot, M.-H. (dir.) (2010). Mobilités & modes de vie métropolitains. Paris, Éditions L’Oeil d’Or, 336 p.
Michaud-Fréjaville, F., N. Dauphin et J.-P. Guilhembet (dir.) (2006). Entrer en ville. Rennes, Presses de l’Université de Rennes, 328 p.
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CHAPITRES DE LIVRE
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ARTICLES
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Beaudet, G. et P. Wolff « La circulation, la ville et l’urbanisme : de la technicisation des transports au concept de mobilité. », VertigO – la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Hors-série11 | mai 2012, mis en ligne le 07 mai 2012, consulté le 18 août 2015. URL : http://vertigo.revues.org/11703
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THÈSES
Nadeau, M.-E. (2007). La structuration d’un territoire par les infrastructures de transport : Laval depuis 1958, Dans le cadre de l’obtention du grade de Maîtrise ès Sciences (M. Sc.) en Études urbaines, programme conjoint INRS-UCS et UQÀM, Montréal, 93 p.
AUTRE
Baratin, J.-F. « Les ponts antiques », Dans : Les Ponts d’Orléans. Catalogue d’exposition, Musée d’Orléans. 1977, p. 21-23.
*Samuel Mathieu est candidat au doctorat en études urbaines à l’INRS – UCS et professionnel de recherche pour le réseau Villes Régions Monde