Raconte-moi un terrain

La revitalisation des espaces publics à Mexico, Rotterdam et Montréal

Interview avec Hélène Bélanger, professeure en études urbaines et touristiques à l’UQAM

Septembre 2020

Par Valérie Vincent, réseau Villes Régions Monde

Vous avez entrepris une recherche sur la revitalisation des espaces publics, est-ce que vous pouvez m’en dire davantage sur cette recherche, son contexte et ses principaux objectifs ?

Cette recherche s’intéresse principalement aux impacts des projets de revitalisation d’espaces publics, que ce soit par l’action directe de revitalisation (ou redesign) ou même par leur création. Il porte également sur leurs modes d’appropriation et sur les effets que cela peut avoir sur un processus de gentrification. En fait, le postulat de départ était que les acteurs qui sont impliqués dans la revitalisation des quartiers et de leurs espaces publics agissent non seulement sur les caractéristiques physiques, mais aussi sur la programmation pour tenter de séduire un groupe spécifique d’usagers de ces espaces, pour s’assurer du « succès » de ces espaces en termes de vitalité et de sentiment de sécurité. Ainsi, on ne parle pas de processus d’éviction de certaines populations ou de processus de nettoyage systématique des espaces publics des populations marginalisées. En attirant ces usagers considérés comme « désirables », la transformation physique de ces espaces contribue à l’homogénéisation sociale (réelle ou perçue) des usagers. Quand la création et la revitalisation de ces espaces se produit dans (ou à proximité) d’aires résidentielles, cela peut contribuer à la gentrification. Les travaux sur les déplacements (ou les remplacements) des populations en place dans les quartiers par des processus de gentrification sont nombreux, mais le fait qu’on s’intéresse aux impacts des déplacements symboliques est plus récent. La transformation des quartiers bouleverse les modes de vie locaux, soit parce qu’une partie de la population a quitté et que le réseau de proximité a disparu, ou encore parce que les résidents ne trouvent plus les commerces et les services auxquels ils sont habitués. Dans le cas qui m’intéresse, il en résulte un sentiment d’envahissement des espaces publics de proximité, une perte du sentiment d’appartenance au quartier, un repli dans l’espace privé qui alimente une insatisfaction résidentielle et donne peut-être l’envie à certains résidents de déménager.

Dans cette étude de la transformation (ou de création) d’espaces publics qui se voulaient attractifs pour les concepteurs (sans en établir au préalable les critères) mon premier objectif était d’explorer les « affordances » des espaces. Les affordances sont en quelque sorte ce que l’environnement offre comme possibilités d’actions ou d’appropriation. Autrement dit, comment les gens perçoivent visuellement l’offre et comment cela les amène à l’action (ou non), à s’approprier l’offre en question. Le deuxième objectif visait à comprendre la réaction défensive des résidents traditionnels des quartiers quant à ce qui pouvait être perçu comme une invasion de leur milieu de vie. Ce qui m’intéressait particulièrement, c’était les tactiques déployées par les résidents pour faire face à ces transformations physiques, mais aussi sociales (par l’arrivée de nouveaux usagers / résidents). Est-ce qu’ils s’adaptent en se fondant dans la foule ou est-ce qu’ils résistent par des usages ou des comportements pouvant être perçus comme indésirables ?

Quelle a été la démarche méthodologique entreprise pour répondre aux objectifs cités ? Avez-vous rencontré des obstacles ?

Pour répondre à ces objectifs, j’ai opté pour une étude de cas multiple à partir de trois cas très distincts au niveau des contextes culturels, des échelles, des projets de revitalisation et des profils de population d’accueil.

Le premier cas est celui du Jardin Pushkin localisé dans l’un des quartiers les plus à la mode de Mexico, le quartier Roma Norte. J’ai choisi ce cas parce qu’avant sa revitalisation, ce jardin de conception assez traditionnelle d’espace vert mexicain (fontaine au centre, allées clôturées, bonne canopée) était considéré comme un espace dégradé, sombre, dangereux et approprié par des populations marginalisées. Il faut également savoir que le jardin est situé à la limite d’un quartier plus populaire à la mauvaise réputation et au cadre bâti différent. Dans le cas de Pushkin, le gouvernement espérait que ça allait favoriser le développement immobilier environnant.

Le deuxième cas était celui de Deliplein, un espace public localisé dans le quartier Katendrecht dans la ville de Rotterdam. C’est une place publique minéralisée localisée au centre de l’ancien quartier chinois et qui est en redéveloppement accéléré.

Enfin, le troisième cas est le Quartier des Spectacles à Montréal, plus spécifiquement la Place des Festivals, la place Émilie-Gamelin et la Place de la Paix. L’intérêt était ici la création d’un district culturel dont les limites ne tiennent pas compte des quartiers d’accueil.

La stratégie méthodologique prévoyait à l’origine un ensemble d’outils qualitatifs : observation directe et filmées, observation « en filature » et entretiens semi dirigés. À cela s’ajoutait une analyse statistique de l’évolution de la répartition sociorésidentielle des ménages et des relevés de terrain (du cadre bâti).

Une équipe d’assistant.es de recherche a été mandatée pour faire la collecte de données sur le terrain. L’équipe a dû faire face à quelques difficultés qui ont varié selon le cas, ce qui nous a amenés à revoir et ajuster le protocole. Cela nous a permis une approche très exploratoire. Le premier obstacle a été technique avec les observations en filature que nous avons testé dans le Quartier des Spectacles. Cet outil avait été prévu pour mieux comprendre d’où les usagers provenaient, comment ils déambulaient dans l’espace, quels étaient leurs points d’arrêt et pour faire quoi. L’observateur devait s’installer à un des points d’accès de l’espace public et suivre à bonne distance la 5e personne qui se présentait dans l’espace. Une fois sortie (ou après 30 minutes si l’usager s’installait pour un temps long), on reprenait à zéro.  Le problème a été technique, les espaces ouverts rendant la discrétion des observateurs parfois presque impossible, surtout lorsque l’achalandage était assez réduit. Dans un cas, le comportement d’un usager nous a clairement laissés entendre que l’observateur avait été repéré. Suite à ce petit incident qui n’a pas eu de conséquence et après l’évaluation des difficultés à maîtriser cette méthode, nous avons décidé qu’il valait mieux mettre l’emphase sur la bonne vieille méthode classique d’observation directe, avec prise de notes, vidéos, photos et commentaires audio et sur la période d’observation de 24h filmée en plongée pour saisir les déplacements et des entretiens semi-dirigés.

Jardin Pushkin

Dans le cas des trois terrains, il a fallu plusieurs observateurs simultanément pour pouvoir couvrir l’espace entier durant les observations.

Dans le cas de Pushkin plus spécifiquement, la collecte de données a été de trois mois. Je dirais même que le statut de jeunes adultes blancs de classe moyenne des observateurs semble avoir été un avantage, ils se sont fondus parmi les usagers à toutes les périodes et n’ont jamais été importunés par les policiers qui surveillaient constamment les lieux. Nous avions tout de même pris la décision d’être discrets avec la caméra lorsqu’il y avait des policiers afin d’éviter d’être interpellés. Je dois préciser ici qu’au Mexique, la couleur de la peau est également associée au statut socioéconomique, les populations à la peau plus foncée – de descendance autochtone – sont encore victimes de discrimination. Pour le 24h en plongée, nous avons pu le faire, mais il a été difficile de trouver un point d’observation nous permettant de capter une bonne partie du jardin sans être trop cachés par la canopée.

Nous avons eu plus de difficultés avec le recrutement pour les entretiens semi-dirigés. Au-delà de quelques limites linguistiques – que mes assistant.es ont surmonté avec l’aide de notre collaboratrice mexicaine – il a été relativement facile de recruter des « gentrifieurs » de Roma Norte, mais nous avons eu beaucoup de difficultés à recruter des résidents du quartier voisin, Doctores, et ce, malgré le changement de tactique (comité de voisinage, annonce dans les journaux locaux, affichage). Nous avons même dû y retourner en 2018… C’est peut-être là que le statut de jeunes adultes blancs de classe moyenne étudiant provenant du Canada a été nuisible. Nous avons tout de même réussi à réaliser 22 entrevues avec 29 participant.es.

 

Deliplein

Dans le cas de Deliplein, le travail de collecte qui se voulait une première phase, a été fait au printemps 2019 et le seul obstacle était météorologique. Nous avons fait quelques entrevues mais, avec les limites linguistiques, notre stratégie a finalement été de réaliser quelques entrevues auprès de personnes-clés.

 

Quartier des Spectacles

Dans le cas du Quartier des spectacles, nous devions composer avec les nombreux événements prévus et les calendriers de montage/démontage des sites pour la Place des festivals et d’Émilie Gamelin. Dans ces conditions, la décision avait été prise de répartir le travail d’observation sur deux ans (été-automne 2019 et printemps été 2020). Avec la pandémie, nous avons dû annuler la deuxième phase de collecte de données et nous devons mettre en place une nouvelle stratégie pour pallier cette absence de données. Quant aux entretiens, nous avons aussi eu énormément de problèmes de recrutement. J’avais déjà eu ce même type de problèmes quelques années auparavant lors d’une autre recherche. Je dois avouer que la décision finale sur le « quoi faire » en raison de la COVID-19 n’est pas encore prise.

 

Est-ce que vous avez des résultats (ou quels seraient les premiers résultats que vous tirez de cette enquête terrain ?

Le Jardin Pushkin semble maintenant mieux répondre aux besoins de résidents qui évitaient auparavant cet espace public, même pour se rendre à la station de métro. En somme, sa revitalisation en a modifié les affordances, suggérant de nouveaux usages et activités, dissuadant des usages et usagers non désirés ou moins désirables. Le design du parc a favorisé une nouvelle dynamique d’usages en plus des activités programmées que nous avons observées. Le bazar, qui a fait l’objet de nombreuses critiques pour les problèmes de malpropreté qu’il provoquait, inspirait toutefois chez certains un attachement à la tradition des espaces publics mexicains. Le bazar est revenu dans une version « aseptisée » et considérablement réduite sous les couleurs officielles de la nouvelle image de marque de Mexico, image conçue pour attirer les touristes. En somme, les résultats des entretiens montrent que, hormis quelques usagers ponctuels, les « déjà-là » semblent maintenant éviter le parc, laissant toute la place aux nouveaux usagers et à leurs pratiques spatiales. Cette conclusion est également appuyée par nos observations.

Selon les résidents interviewés, on rencontrerait toujours une diversité d’usagers dans le Jardin Pushkin. On a pu observer quelques usagers que nous avons identifiés parmi les « déjà-là ». C’est le cas notamment de quelques vendeurs ambulants de ballons, glaces et autres friandises durant les périodes de pointes des familles en fin de journée, malgré la présence policière. Leur présence ponctuelle, qui semble répondre à une demande particulière, est tolérée, comme s’il y avait une entente tacite entre policiers et ces vendeurs ambulants. Malgré ce constat, nos observations indiquent que le spectre de la diversité d’usagers s’est rétréci. Les familles pauvres de Doctores se font peu visibles. Une résidente de Roma Norte qui vit dans le quartier depuis plus de dix ans résume très bien l’invisibilisation des « déjà-là » en parlant des « usagers normaux ».

Toutefois, ces « usagers normaux » qui, selon elle, se feraient moins visibles, sont toujours présents selon nos observations, du moins comme promeneurs de chiens ou nounous. Les sans-abris se font par contre moins présents, seulement un ou deux ont pu être observés, quoiqu’avec difficultés puisqu’ils se font très discrets, presque invisibles, peut-être en raison de la constante présence policière. Leur invisibilité est par ailleurs accentuée par l’usage marqué de Pushkin comme espace de transit pour les résidents qui se rendent à la station de métro ou à l’arrêt de métrobus. L’augmentation perçue du problème des sans-abris par les résidents des deux quartiers, ne toucherait pas le Jardin Pushkin.

La dynamique d’usages et d’appropriations s’est considérablement transformée depuis la revitalisation qui visait à attirer de nouveaux usages et usagers. Les objectifs des acteurs publics et privés à ce niveau sont atteints. Mais qu’en est-il de la résilience de certains groupes de « déjà-là » dans cet ancien espace public traditionnel mexicain, plus spécifiquement des usagers pauvres (souvent de descendance autochtone) et des pratiques commerciales du bazar ? Les résultats témoignent d’une exclusion, d’une invisibilisation ou d’une transformation radicale de certaines pratiques. Ainsi, le bazar a été expulsé et seule une version réduite, aseptisée est acceptée. Cette activité s’est en quelque sorte adaptée pour répondre aux impératifs de l’image de marque prônée par les acteurs économiques. Les populations pauvres de descendance autochtone sont principalement visibles dans leur rôle de travailleurs pour les classes plus fortunées et les populations marginalisées ont presque complètement disparu. Dans cette étude exploratoire, rien n’indique qu’ils ont résisté aux pressions d’une culture dominante visant la « modernisation » de l’espace public et maintenu leurs pratiques spatiales ordinaires.

La recherche en questions

Titre de la recherche : Revitalisation et « gentrification »: de l’affordance des lieux à la résilience urbaine.

Cette recherche a reçu un financement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) Programmes Savoir
No du certificat d’éthique : 522-e-2017