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Cultures et Nations Saint-Laurent : une démarche de portrait au diapason des communautés des Premières Nations

Interview avec Roxane Lavoie, professeure à l’École supérieure d’aménagement et de développement du territoire (ESAD), Université Laval et Isabelle Rancourt, professionnelle de recherche (CRAD), Université Laval

Novembre 2022

Par Claudia Larochelle, professionnelle de recherche CRAD / VRM

Dans quel contexte votre projet de recherche a-t-il débuté? Quels sont les objectifs du projet?

Le projet Cultures et Nations Saint-Laurent a vu le jour à la suite d’une demande de certaines communautés des Premières Nations. Dans le cadre du plan de protection des océans, Transports Canada procède à des évaluations d’effets cumulatifs de l’activité maritime sur les milieux. Il y a six initiatives canadiennes et celles réalisées au Québec portent sur le fleuve Saint-Laurent et la rivière Saguenay. Réalisées en collaboration avec les acteurs du milieu, notamment avec les Premières Nations et des communautés autochtones, les initiatives ont débuté avec l’objectif d’évaluer les effets cumulatifs de l’activité maritime sur le milieu biophysique. Les communautés partenaires ont demandé qu’il y ait un projet qui se penche sur les effets socioculturels. Ensuite, Transports Canada a lancé un appel pour savoir qui souhaiterait participer et nous avons manifesté notre intérêt. En février 2021, nous avons mis sur pied le groupe de travail composé de porte-parole de cinq Premières Nations, principalement des travailleurs et des travailleuses des Nations impliquées dans le projet œuvrant dans le secteur de l’aménagement du territoire ou de la consultation. Nous voulions éviter d’arriver avec une proposition déjà montée. Nous avons donc présenté à Transports Canada la façon dont nous allions co-construire le projet avec les communautés des Premières Nations.

Le constat de départ est qu’il n’existe pas de modèles d’évaluation d’effets cumulatifs socioculturels. Les modèles existants portent plutôt sur les retombées économiques et environnementales. Le premier objectif était donc de mettre au point une méthodologie pour évaluer les effets cumulatifs socioculturels liés aux projets d’exploitation de ressources naturelles. Le deuxième objectif était de brosser un portrait des effets socioculturels des activités maritimes sur les communautés partenaires du projet.

Le budget alloué au projet provient en grande partie de Transports Canada. Le Réseau Québec maritime (RQM) a par la suite doublé le budget pour que nous puissions nous déplacer et inviter les communautés à participer encore davantage. Le réseau Villes Régions Monde a pour sa part octroyé un montant pour la publication d’un livre illustré afin de diffuser le projet de façon originale et accessible. L’Institut EDS et Future Earth nous ont accordé un financement pour rejoindre les jeunes.

Quelle approche méthodologique avez-vous utilisé?

Nous avons organisé six ateliers structurés. Ceux-ci constituent la colonne vertébrale du projet et ils ont été élaborés au fur et à mesure en fonction des besoins. Le nom du projet, la composante qui allait être valorisée d’un bout à l’autre du projet, le développement de la méthodologie, tous ces éléments ont été co-construits. Nous avons fait appel à un facilitateur pour animer les ateliers, ce qui nous a permis d’y participer activement.

Notre approche est inductive. À partir du narratif des répondants et répondantes, nous faisons une mise en commun des savoirs pour en faire émerger des apprentissages. Des entrevues non dirigées ont été réalisées pour documenter l’expérience des sujets par rapport au fleuve. Certaines personnes abordaient la pratique d’activités, d’autres évoquaient leurs émotions par rapport au fleuve. Les échanges ont mené notre équipe à choisir une composante valorisée, soit l’attachement au territoire. Cette composante est liée au vécu, aux pratiques, à la spiritualité, etc.

Notre méthodologie est représentée sous forme de logigramme, aussi appelée clé dichotomique ou encore flow chart. C’est une forme de diagramme qui comprend des questions dont les réponses peuvent être « oui » ou « non », chacune menant vers une autre bulle. Nous avons aussi fait de la cartographie participative avec certains groupes : lorsque les sujets nous parlaient de lieux, nous leur demandions de les situer sur la carte.

Dans l’atelier sur les valeurs, plusieurs membres de l’équipe ont évoqué l’humilité, la bienveillance et la réciprocité. Il est donc important pour nous que celles-ci se traduisent dans les résultats de l’étude. Les acteurs et actrices du projet ont nommé le besoin d’avoir accès à une boîte à outils pour reproduire l’évaluation des effets cumulatifs socioculturels dans d’autres contextes et avec d’autres composantes valorisées. Nous avons donc tenu compte de ce besoin dans la conception du logigramme en incluant des fiches thématiques et des étapes pour que les communautés puissent s’en servir dans d’autres contextes.

Comment avez-vous fait pour mobiliser les gens autour du projet? Est-ce qu’il y a des imprévus ou des opportunités qui se sont présentés?

Nous avons constaté une certaine insécurité chez les partenaires à l’idée d’embarquer dans le projet, car les objectifs et la méthodologie n’étaient pas définis dès le départ. Nous leur avons répondu que nous les développerions ensemble, lors du premier atelier.

À Kahnawà:ke, le projet a été diffusé à la radio et dans le journal Eastern Door, des médias très importants pour rejoindre les membres de la communauté. Il nous a aussi été profitable d’être flexibles et de prendre le temps de développer des relations authentiques afin de mobiliser les acteurs et actrices. Par exemple, il est arrivé de savoir la veille que nous allions avoir une rencontre avec des partenaires. Sur la route, nous nous rendions souvent compte que le plan ne fonctionnerait pas comme prévu. À Essipit, nous avions fait le déplacement sans avoir de rencontres planifiées et, une fois sur place, c’est notre partenaire qui nous emmenait aux domiciles des gens, ce qui a donné lieu à des échanges où nous avons beaucoup appris.

Un des défis rencontrés était abordé lors d’une formation à laquelle nous avions participé : la prise en compte des traumatismes dans l’évaluation environnementale. Comment un projet de recherche comme le nôtre pourrait-il tenir compte d’un passé lié à des traumatismes comme l’assimilation des Nations autochtones? Or, certaines personnes participant à notre projet ne voulaient pas que leur témoignage soit anonyme, alors que dans les protocoles de recherche habituels, on donne un nom fictif aux sujets afin de respecter la confidentialité.

Nous avons aussi rencontré un défi en lien avec la diaspora de la Nation Wolastoqiyik Wahsipekuk (anciennement appelée Malécite), dont les membres sont dispersés un peu partout sur le territoire (Gaspésie, Côte-Nord, Estrie, États-Unis, etc.). Il y a plusieurs membres qui vivent autour de Cacouna parce que le centre administratif y est situé, mais leur territoire n’est pas circonscrit comme c’est le cas pour plusieurs Nations. Cela a quelque peu compliqué l’organisation des entrevues auprès de cette Nation.

Quels résultats retenez-vous de votre recherche jusqu’à maintenant?

Nous avons rencontré trois communautés et leurs expériences avec le fleuve sont très diversifiées. À Kahnawà:ke, les effets de la voie navigable sur les membres de la communauté sont majeurs : ces personnes ont l’impression d’avoir perdu le lien avec le fleuve. Quand on se déplace vers l’estuaire, les bateaux sont plus loin et les effets sont moins directs. Il y a tout de même un souci de préservation de l’environnement, car le fleuve représente une façon de se ressourcer. L’accessibilité et la qualité de l’eau sont des composantes du fleuve que les communautés rencontrées veulent préserver.  

Découvrir le territoire et le vivre avec les gens de chaque localité ont été des expériences très riches en apprentissages. À Kahnawà:ke, le fait de sentir le tremblement dans les bureaux lorsque des bateaux circulent fut très impressionnant. Nous ne prévoyons pas de durée pour les entretiens et nous ne les planifions pas les uns à la suite des autres. Ainsi, comme les gens nous reçoivent chez eux, nous font visiter les lieux, le contact va souvent plus loin qu’une relation de travail. Est-ce que c’est notre attitude d’ouverture qui amène ce rapport plus authentique? Peut-être, mais c’est assurément un contexte différent.

Nous avons fait beaucoup d’apprentissages, autant dans le savoir-être comme chercheuses que dans la contribution des personnes aînées dans la démarche. Peu de projets de recherche ont jusqu’à maintenant abordé la question du lien avec le fleuve chez les communautés autochtones. Nous n’avons pas encore terminé l’analyse des résultats, mais jusqu’à maintenant, il y a des communautés qui voient déjà des effets positifs en lien avec le projet

La recherche en questions
Titre du projet de recherche: Cultures et Nations Saint-Laurent : une démarche de portrait au diapason des communautés des Premières Nations

No du certificat d’éthique : 2021-296